Une cuillère pour Tataaaaa, une bouchéééée pour Tontooon, et …prrrrout de purée plein la figure de Maman : Bébé Jeanne-Krishnette rit, Maman pas du tout. « Et merde, nan mais sérieux, quand est-ce qu’elle va enfin vouloir avaler quelque chose ? Elle mange rien cette petite ! »
Jeanne-Krishnette, 7 ans à présent, a bien grandi malgré tout, on sait pas comment. Et elle déteste le moment du repas. Elle aime pas tous ces légumes et puis elle a envie d’aller jouer. On a décidé pour elle d’une quantité d’aliments qu’elle est censée devoir ingurgiter ce midi, on la lui a servie dans son assiette, ON sait ce qui est bon pour sa santé : les protéines-les vitamines-les trucmuches… tout ce qui apparemment, « manque de bol » (passez-moi l’expression), ne se trouve pas dans les frites, les pâtes et le ketchup, enfin c’est ce qu’ON dit en tout cas. « JK » en a tellement marre qu’elle fait semblant d’avaler et va cracher aux toilettes la bouchée de trop, discrètement. Une fois elle est restée assise à table jusqu’à 15h, on lui avait dit « tu bougeras pas d’ici tant que t’auras pas fini ton assiette ». Mais Jeanne-Krishnette est têtue et ses parents avaient renoncé, surtout qu’elle boudait les bras croisés sous la table et qu’ils avaient probablement dû réfléchir un peu : finalement, on pouvait pas lui mettre un entonnoir dans la bouche, alors bon… elle a gagné. L’infirmière scolaire dit qu’il lui faut des fortifiants, vous comprenez, elle est bien trop maigre, elle est forcément anémiée.
-« JK, regarde, ma brave petite, je t’ai fait tes pommes de terre à l’ail préférées. Comment ça tu n’as pas faim ? Mais enfin j’ai passé toute la matinée à cuisiner, à mon âge, tu sais ! » Ben oui Mamie… J’ai deux choix : soit je mange « pour te faire plaisir », soit je mange pour ME faire plaisir. Là j’aurais plutôt bien envie de me faire plaisir en ne mangeant pas, mais tu vas trouver ça égoïste. Mais la « brave petite » de 25 ans va garder ses pensées pour elle et bien sûr contenter Mamie sans rien dire, elle la voit pas souvent, elle a fait la connerie de manger quatre Ferrero avant de venir et de finir tout le bol de biscuits apéro y a dix minutes, mais il faut pas la vexer (et ça n’a rien à voir avec l’héritage). Notre Jeanne-Krishnette désormais adulte, mangera encore et encore, et reprendra même du rôti (« Ohhhhhh comme elle mannnge biiien ! Dire que tes parents ont tellement bataillé pour te faire avaler quelque chose quand tu étais gamine… Cela dit fais attention, je trouve que tu as grossi ces derniers temps ! »), et ne refusera pour rien au monde le gâteau au yaourt accompagné de sa crème dessert, la spécialité de Mamie. Elle va ensuite rentrer chez elle le ventre lourd et se demandera en quoi ingurgiter ce que Mamie a préparé fait plus plaisir à son aïeule que d’avoir une conversation avec elle. Et elle se sentira énervée, elle qui avait décidé de faire un régime, de ne pouvoir tenir le coup. Et elle mangera du Crottella à la cuillère à soupe devant la télé et terminera peut-être le pot de glace si son boy friend ne répond toujours pas à son SMS, mais qu’est-ce qu’il fout ?
Et puis un jour Jeanne-Krishnette s’est mariée, avec un amoureux cuisinier hors-pair. Elle sait à quel point manger avec appétit procure de la joie à son Nolan-Mickaël chéri. Elle sait qu’elle lui a plu, le jour de leur rencontre, pour son caractère de bonne vivante et son embonpoint : une belle promesse d’abondance dans le partage ! Elle a compris combien d’amour il met dans ses plats, c’est pas juste une pincée de « quatre épices » jetée à la va-vite dans la casserole. C’est réfléchir aux goûts de sa compagne, c’est se réjouir d’avance en l’imaginant se délecter, chercher des recettes sur internet le soir en cachette pour lui faire la surprise, c’est faire la liste précise des ingrédients pour les courses qu’il fera au retour du boulot. Va falloir jouer timing serré, parce qu’elle a rendez-vous chez le dentiste à 18h et que Nolan-Mickaël en profitera pour cuisiner en secret. Et merde il a oublié THE ingrédient principal, il doit repasser au magasin en urgence avec les deux gamins qui réclament un jouet à grands cris pendant que la caissière regardera d’un air réprobateur le faible Papa qui cède. C’est se faire une coupure de plus avec ce punaise de couteau céramique topissime en pleurant à cause des oignons, c’est se brûler les poils du poignet au four en sortant une tuerie de brownie que c’est pas permis d’appeler simplement brownie parce que c’est une recette de grand chef, et du coup embaumer le cochon grillé, dommage. C’est se taper trois tonnes de vaisselle avant que JK rentre, tout en expliquant à Ulrich-Roméo, 9 ans, l’énoncé du problème qui n’en serait pas un si Charlemagne avait plutôt cuisiné le jour où il a eu une idée folle.
Bref, Jeanne-Krishnette sait. Et ce que Nolan-Mickaël ne sait pas, c’est que parfois elle a juste envie d’une salade. Elle ne veut pas le décevoir ni le blesser, elle n’a pas faim mais elle mangera. De toute façon elle n’a plus jamais faim. Elle ne sait même plus ce que ça fait. Mais elle mange quand même. Se remplir… Se remplir d’amour. Pour être sûre d’être aimée, et pour aimer aussi. Ou partir sur une île déserte pour ne plus manger de sa vie et enfin saliver devant une palourde qui passerait par là innocemment. Le rêve.
Depuis tout bébé elle sait qu’il faut manger pour les autres. Sinon on se fait gronder, sinon on est mal vu, sinon on peine son hôte.
Leur adorablissime Micky-John les inquiète beaucoup. Ce petit bonhomme de 18 mois refuse catégoriquement la nourriture depuis plusieurs jours. Ils l’ont même emmené chez le docteur, il va très bien, qu’il a dit. Peut-être lui donner un peu de fortifiants. Il est chétif, quand même. Ils ont lu sur le net « trouble de l’oralité ». Depuis, Jeanne-Krishnette pleure quand son petiot tourne la tête devant la bonne purée de pois bio aux tomates du jardin que Papa a préparée avec amour et qu’elle lui présente, anxieuse. Papa vient prendre la relève : « Mais enfin mon bébé, mmmmmh goûte comme c’est bon ! Allez mange, pour faire plaisir à Maman, regarde, elle pleure à cause de toi. »
La nounou ne comprend pas car chez elle il mange très bien, avec joie et plaisir ! Ben oui, dès qu’il veut pas la purée de Papa, elle lui donne la même chose qu’à ses gamins à elle, rien que de la malbouffe, des pâtes/riz/frites. Papa est bien assez vénère à cause de ça, ils songent même à changer de nounou, c’est inadmissible ! Et à la maison, obligés de rattraper le coup pour que Micky-John ait ses cinq fruits et légumes par jour ! Vous vous rendez compte, les carences sinon ? La nounou elle est bien gentille, c’est dommage, mais elle lui donne de sacrés mauvaises habitudes alimentaires. Heureusement que nous nos parents nous ont forcés à manger de tout. De notre temps on ne décidait pas et on en est pas mort, Jeanne-Krishnette est la première à le dire.
Bon, petit Micky-John pleure aussi maintenant, on a tout gagné tiens… Il veut son dessert et Maman a refusé net, il aura sa banane quand il aura au moins goûté ses brocolis. S’il n’a pas faim pour les légumes il ne peut pas avoir faim pour le dessert.
Micky-John s’énerve et balance l’assiette par terre d’un revers de mains qui s’agitent en tous sens sous ses hurlements. Il ne sait pas dire qu’il est écœuré par ce qu’il n’aime pas, et que s’il pouvait il forcerait sa maman à ingurgiter les mille champignons qu’elle déteste, et aussi le fromage, celui qui pue le plus et qu’il faut vite ranger quand elle est dans la pièce parce qu’elle n’en supporte pas même l’odeur. Il ne sait pas dire qu’il a pourtant envie de son dessert parce qu’il l’aime. Et il se reçoit une « bonne tape » sur la main et est emporté avec fracas pour être posé brusquement dans son lit : -« Tiens tu te calmes ! Tu reviendras quand tu seras gentil ! »
Jeanne-Krishnette est sortie en trombe sur la terrasse fumer sa cigarette. Papa est parti rassurer Bébé. Pendant ce temps elle fait les cent pas. Elle essaie de regarder le coucher de soleil pour se détendre, mais les larmes montent encore. Son gamin lui en veut, c’est sûr, il mange pas, c’est juste pour la faire chier, ce gamin ne l’aime pas, c’est pas possible autrement. Il lui en veut parce qu’elle le met chez la nounou, il faudrait qu’elle arrête de travailler à l’extérieur, qu’elle prenne un mi-temps peut-être. Ou merde, qu’elle le colle chez la nounou jour et nuit, tiens, que « Tata » le garde en pension puisqu’elle y arrive si bien, elle !
JK s’accroupit pour écraser son mégot dans l’herbe. Les sifflements gais des merles se répondent en haut des toits. Elle respire la douceur du soir. Pfff si tout était aussi simple que la vie de ces oiseaux. Chanter, voler libres, pas de soucis, picorer trois graines. Décidément, dans la famille y a toujours quelqu’un qui fait chier pour manger.
Ses bourrelets la gênent, ses genoux ne supportent plus son poids, et elle se relève péniblement. Des images de son enfance lui reviennent, elle a mal au plus profond, les larmes débordent, encore. C’est à cause d’eux tout ça ! Je suis une grosse truie, je me déteste, je déteste mon gamin, je déteste mes parents. J’ai envie de mourir.
Nolan-Mickaël vient d’ouvrir la baie vitrée. Elle essuie rapidement ses larmes. Il porte dans ses bras leur petit garçon qui hoquette encore de chagrin, ses boucles blondes toutes légères bercées par la brise brillant dans la lumière du couchant. Ses petits yeux sont tristes et rougis, il tend les bras vers sa maman.
…Oh que je t’aime mon petiot….viens que je te serre contre mon cœur. Comment puis-je te faire du mal, toi si précieux pour moi. Pardon. Viens on s’en fout, je vais te faire des pâtes et tu pourras même prendre du ketchup. Son petit garçon rit et tient le visage de sa maman entre ses mains. Nolan-Mickaël entoure ses êtres aimés de ses bras.
On a étalé la couverture sur l’herbe même s’il fait un peu frais, on encourage Papa qui fait une partie de foot avec Ulrich-Roméo. Son petit bol devant lui, Micky-John pique ses pâtes avec ses doigts et mange avec appétit, il s’en est mis partout. Sa maman sourit. La vie est plus précieuse. C’est finalement si simple, juste être là, ici et maintenant, tous ensemble.
EM