Chapitre 2 – Dans les entrailles de T.

Je me souviens comme si c’était hier de leur croustillant puis de leur fondant en bouche.

Pourtant, au cours des dix années qui ont passé, je n’y ai pas regoûté une seule fois.
Lors de ce terrible soir, trois secondes ont changé ma foutue vie définitivement. Trois secondes seulement. Une détonation puissante, un nuage de poussière et d’écume, une aspiration dans les entrailles de la Terre. Puis le silence de mort à jamais.
Tout Kavachel a été siphonné dans les tourbillons d’un vortex béant. Enfin, c’est ce que Mémé Margouille m’a raconté quand j’ai fini par lui parler de mes cauchemars. Car moi, mis à part cette ultime soirée précédant la catastrophe, je n’ai plus aucun souvenir de mon enfance.
J’ignore par quel miracle j’ai pu me retrouver seule et en vie devant chez cette vieille femme, à un jour de marche de mon village. J’ignore le malheur et les meurtrissures de l’âme sur lesquels j’ai dû me reconstruire.
Margouille, ma chère grand-mère d’adoption… Elle qui a toujours affirmé à qui voulait l’entendre que j’étais un diamant trouvé en s’agenouillant. Ben voyons, un « diamant » ! Une gamine sanguinolente, en charpie, prostrée et mutique, échouée sur son perron un matin gelé !
Je suppose qu’elle est en train de se retourner dans sa tombe de me savoir revenue sur ces lieux maudits après tout ce temps… Sûr qu’elle m’aurait plutôt conseillé d’arrêter de ressasser tout ça, comme lorsque je fixais le sol sans parler plusieurs jours d’affilée !
Allez j’y suis presque, c’est par là, je reconnais !

La lueur du soir rosoyant au bout du chemin déclencha un frisson à Moha. La jeune femme but quelques gorgées de sa gourde puis hâta le pas. Le sentier déboucha brusquement de la forêt maudite sur une petite étendue d’herbe à l’orée d’une falaise. Un gros rocher sombre et plat y trônait majestueusement dans les derniers rayons du timide soleil. Elle s’avança doucement, en proie à l’émotion.

Et si mon dernier souvenir s’effaçait à la vue de ce qu’est devenu Kavachel ? Risquer d’oublier définitivement les toits d’ardoise moussus, les reflets dansants sur la mer, la cheminée fumante de ma maison, la petite route blanche et ses carrioles, et le ballet des lanternes des villageois dans la fraîcheur du soir… Ces bribes de mémoires… mon seul trésor… Pourquoi diable ai-je j’ai voulu revenir ici ?

Prétextant en son for intérieur être éblouie par une réverbération imaginaire, Moha porta la main devant ses yeux tout en s’asseyant sur le rocher froid. La pointe de sa dague accrochée à sa ceinture cliqueta sur le granit. Le contact de la pierre au bout de son doigt lui confirma instantanément qu’elle était au bon endroit, l’endroit précis d’une de ses dernières images d’enfance. Les embruns prenaient un malin plaisir à trahir eux aussi la proximité de la mer en se mêlant au vent. Bouleversée, elle hésita encore à regarder devant elle.

Une mèche auburn fouetta son front laiteux, piqué de taches de rousseur. Elle la coinça dans son manteau vert en bougonnant. Alors elle monta sur la grosse pierre, évitant toujours soigneusement d’embrasser la vue, et s’y accroupit comme autrefois, recroquevillée sur elle-même. Elle rassembla les pans de ses vêtements entre ses cuisses et son regard tomba sur les entrelacs d’un motif gravé dans la roche. Son cœur tressautant l’informa qu’elle les connaissait probablement très bien. Submergée par un brusque trop-plein émotionnel, elle se mit alors à se balancer frénétiquement en faisant rouler la bosse sous la peau de son mollet, entre son pouce et son majeur, en rythme, comme jadis.
Depuis quelques mois, sa douleur la laissait un peu tranquille. Un répit inattendu qui lui avait donné le courage d’entreprendre ce difficile pèlerinage.
Soudain elle crut entendre la corne l’appeler, comme ce fameux soir…

— Ok, il le faut, je suis venue pour ça. Allez, vieille breloque, ose donc affronter ce qu’il reste de ta première vie, courage !

Moha releva la tête, et se dressant jusqu’à la pointe des pieds, elle scanna l’horizon brumeux du haut de son rocher.
L’océan avait tout recouvert jusqu’au pied de la falaise comme un chausson aurait effacé un dessin raté dans la poussière. Qui voudrait croire qu’ici autrefois s’étendait le village le plus animé de toute la terre d’Iaso ?…
Moha descendit du rocher et se pencha avec prudence pour regarder à pic. Un nouveau petit bourg s’abritait contre la paroi et des marches de bois avaient remplacé le sentier escarpé de son enfance.
La jeune femme se rassit.

Pourquoi tout ça est-il arrivé ?… Pourquoi suis-je encore vivante ?… Pourquoi suis-je la seule rescapée de cette tragédie ?…

Les larmes formaient des auréoles sombres sur la peau mycélienne de ses mitaines. Des larmes pesantes comme ces questions qu’elle cachait sous ses pensées incessantes, des larmes qui la vidèrent comme on vidangerait une fosse à cabinets trop longtemps négligée.

Un fruit de crik chuta sur l’épaule de la jeune femme et elle leva les yeux vers ce fier arbre rose qu’elle avait oublié. Instantanément, une petite patte agile surgit de sa capuche et intercepta le butin avant de disparaître au milieu des cheveux bouclés. Moha reprit ses esprits et se leva.

— Viens Toha ! C’est grave stupide d’être revenus ici. Elle avait raison, Margouille, y a plus rien depuis longtemps, c’est du passé et je m’en fiche de savoir, finalement. Ça changera rien à rien. Aïe, fouchtrole ! Ma jambe ! Non mais ça recommence ? C’était trop beau pour que ça dure, vraiment maudit cet endroit, en effet. Allez hop, on s’en va !

*

J’ai grandi tout au nord de notre majestueuse terre d’Iaso, aux abords du village de Maai [1]. Enfin, grandi après avoir déjà commencé à grandir dans mon ancienne vie, celle d’avant l’explosion. J’y ai eu mon coin, mon refuge à moi toute seule.
Dès qu’elle m’a recueillie, Margouille avait compris que malgré mon jeune âge il fallait me laisser tranquille : elle était là, juste à côté, et vivait sa vie presque indépendamment de moi et moi d’elle. Mon petit Toha était ma seule présence, silencieuse, presque invisible. Je n’ai aucune idée du jour où il est entré dans ma vie, il est là, voilà tout, peut-être depuis toujours. Il est mon ombre, mon souffle, mon jumeau.
Cette solitude m’a sauvée, ma solitude chérie. J’ai eu besoin de parler à chaque cellule de mon corps, à chaque neurone de mon esprit, à chaque feuillet de mon âme. Des milliers de temps de discussion jusqu’à m’en étourdir. J’ai eu besoin de prendre une décision, de celles dont on pèse et mesure les conséquences, une grave décision. Une décision essentielle pour débuter l’histoire, ou pour l’achever : choisirai-je de vivre ou bien de mourir ?

 

[1] Prononcer Ma’aï

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SOMMAIRE

 

© Dans les entrailles de T – Lise Witzmann.

[Texte et images sous copyright. Excusez les images qui ne collent pas très bien au texte,
c’est juste pour donner un tout petit peu l’ambiance, mais parfois c’est bien tiré par les cheveux ^^.]

 

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