Chapitre 3 – Dans les entrailles de T.

Moha et Toha avaient quitté le promontoire pour se replonger dans la pénombre de la forêt maudite.

Pendant que des centaines de doigts de ronces cherchaient inlassablement à les retenir, faisant perler quelques rubis à la surface de la peau de Moha, le petit animal rejetait régulièrement de la capuche les pelures de son magot chapardé peu avant.

Ils bifurquèrent et atteignirent rapidement le vieux chalet noirci. Là, comme si le temps s’était figé et ne redémarrait que sous leurs yeux, ils eurent la surprise de trouver de la soupe chaude au-dessus des braises, juste devant la cabane des « sorcières », semblant pourtant aussi inhabitée qu’autrefois. Moha resta là à humer le fumet du potage sans oser y goûter, pendant que Toha se penchait acrobatiquement hors de la capuche pour faire de même. Ce fameux soir du drame, ils en avaient bu une louche en se regardant d’un air complice. Qui sait si par ce larcin ils n’étaient pas en effet responsables du malheur de Kavachel…
Brusquement, Moha reçut une décharge si puissante dans la jambe qu’elle s’écroula au sol, expulsant Toha de sa cachette, qui évita de peu la marmite.

*

— Il m’est arrivé quoi ? Je suis où ? Je peux pas bouger, miladiou ! Ma jambe, elle est où ma jambe ?
— Repose-toi, ma Dame, reste calme.

Ma fidèle jambe est bien là, juste sous la couverture, un gros pâté vert appliqué sur sa boule. Toha m’observe, à deux centimètres de mon nez. C’est fou comme je peux paniquer vite quand je ne comprends pas ce qui se passe. Il fait bon dans leur maisonnette. Elles me disent que ma plaie s’est ouverte et que je suis tombée dans le grand sommeil quelques instants. Ces trois femmes ont offert un baume à ma blessure suppurante.

— C’est donc vous les cruelles sorcières ? Ma mère a toujours eu la trouille que je vous rencontre.

Sous leurs chevelures grises, des sourires aux dents tordues me répondent. Leurs frêles épaules supportent difficilement le poids de drôles de vêtements mités. On dirait le pelage d’un ours ! Quelle horreur, ce n’est pas possible ! À quelle époque barbare a-t-on pu penser avoir le droit de commettre un tel crime ?

Les vieilles femmes avaient instantanément reconnu Moha : elle avait toujours la même démarche boitillante, le même visage aux traits quelconques et à la peau encore plus pâle que les lunes, les mêmes prunelles acajou plus vives que les braises et les mêmes boucles caramel sautillant sur sa carrure ronde. Elle était passée tellement souvent par ce chemin quand elle était enfant… De derrière leur carreau, pas une fois les trois commères n’avaient manqué ce moment qu’elles qualifiaient de « béni » où la petite venait sans bruit tremper ses lèvres dans leur breuvage. Mais aujourd’hui, elles avaient bravé l’obligation de se faire discrètes : Moha avait eu besoin d’elles. C’était un cas de force majeure.
Aujourd’hui plus que jamais, elles étaient émues. Elles couvraient la jeune femme d’attentions, louaient sa douleur qui les avait amenées à enfin la voir de si près, et même à la toucher.

Ces trois « peaux d’ourses » ne font que s’envoyer des œillades entendues, dans une excitation palpable. Franchement, je déteste qu’on fasse des cachotteries dans mon dos. Toha s’y est mis aussi, alors qu’il ne pipe rien à quoi que ce soit. Non mais me prennent-elles pour le Messie des temps anciens, avec leur joie démesurée et incongrue ?
Bon, je décolle cet emplâtre de ma jambe, je renfile mes chaussons, je reprends mon petit pote, et je les remercie. Cela va bien un moment, mais si je suis réparée, pas besoin de rester plus longtemps. Ma vie ce n’est pas me faire cajoler, j’ai des trucs à faire, moi.

Moha plaça Toha dans sa capuche et reprit la marche, s’apercevant avec bonheur qu’elle était quasiment soulagée de ses souffrances.
Il firent une petite halte au musée des somniférés, par bienséance, pour saluer la famille comme il se doit, enfin ce qu’il restait d’elle dans son lieu de repos éternel. « La stèle à côté de l’arbre épineux », lui avait lâché un matin Mémé Margouille, qui savait bien que sa protégée n’avait que faire des interdictions et s’y rendrait un jour ou l’autre. Moha ne saisissait pas pourquoi on avait planté ce mémorial au milieu de cette forêt qu’ils fuyaient tous autrefois. Elle écarta le lin en fleurs qui cachait la pierre érigée. Le regard de sa mère, enveloppant, doux et amer à la fois, s’immisça dans son esprit.

Tu sais Maman, j’ai essayé bien souvent d’enfiler les petits bonheurs comme des perles, mais je n’ai pas dû trouver le bon cordon, jamais foutue de finir un collier…

Un poignard lui sembla à nouveau traverser son mollet. Tout son corps se mit à trembler. La petite patte de Toha sortit brusquement de la capuche et lui caressa la joue du moelleux de son coussinet. Moha traîna la jambe sur quelques centaines de mètres jusqu’à atteindre le sentier blanc qui serpentait le long des montagnes à l’orée de la forêt maudite. Le renne de Priam qu’elle avait laissé là quelques temps plus tôt l’attendait. Elle baissa sa guêtre et découvrit son mollet rouge et enflé. D’une fente suintait son sang. Manquant de défaillir, elle s’accrocha à la longe et parvint à grand-peine à se hisser sur le dos de l’animal, lacérée par un nouveau coup de couteau.

— Mademoiselle, vous avez laissé tomber quelque chose…

Une étonnante boule métallique finissait sa course chaotique dans les cailloux du chemin, renvoyant les derniers reflets du jour.
Elle aurait pu l’ignorer, elle aurait pu partir rapidement. Mais voilà, parfois une seule petite décision, même si ce n’est pas la nôtre, peut faire changer le cours entier de notre existence : il y avait quelqu’un sur ce chemin, et ce quelqu’un avait ramassé cet objet…
L’homme se brûla, le rejetant sur le sentier par réflexe. Moha siffla et Toha quitta sa chevelure pour bondir à terre et lui ramener la sphère avec maladresse mais succès. La jeune femme l’emballa rapidement, panée de poussière, sanguinolente et encore fumante, dans un lambeau de jupon taillé du tranchant de sa dague, puis enfouit le tout au fond de sa poche. Grimaçante, elle noua alors un autre pan de linge sur la plaie de son mollet qui déversait quantité de sang et d’humeurs dans sa guêtre. En quelques secondes, le flanc du renne avait été recouvert de peintures rupestres. L’homme la regardait faire, interloqué.

Mais enfin, de quoi se mêle ce gars ? Je ne lui ai rien demandé moi ! Et ce sang qui salit mes dentelles jusque dans mes chaussons, je ne vais jamais arriver à le nettoyer…

Le renne entama le chemin du retour et l’inconnu immobile, bras ballants, disparut progressivement de leur vue. Moha garda la main sur sa poche bombée.

Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Est-il vraiment sorti de mon corps ? Dieux de l’univers, est-ce que j’ai vécu avec ça dans la jambe ? Je vais vomir. Il faudrait que je trouve le courage d’observer cette boule… Mais mes membres ne répondent plus ! Oh c’est le docteur Marcel qui va jubiler, je le sais ! Dès qu’il m’arrive quelque chose il jubile, ce vieux fou. A-t-il déjà eu la moindre empathie pour moi depuis le jour où il m’a vue entrer dans son cabinet la peau déchiquetée, dans les bras de Margouille ? Sacrebleu, comme je souffre !

Moha était empêtrée dans son corps d’où son esprit lui-même semblait vouloir renoncer à s’échapper. Bercée par la cadence régulière de l’animal en une morbide danse de torture qui allait durer toute la nuit, elle s’évertuait à résister au grand sommeil menaçant à nouveau de la happer dans son séduisant repos. Ne pas s’endormir, rentrer à la maison au plus vite saine et sauve, ou presque. Toha remua au milieu des boucles de sa compagne. Le léger souffle tiède de l’animal dans sa nuque la réconforta alors que les fantômes du passé en profitaient pour venir se nourrir de ses dernières forces.

« La Sauveuse miraculée veillée par l’Être Suprême, fera naître de sa chair et de son sang le lien entre les deux terres et la paix pour les peuples… »
Blablabla ! Et dire que je me rappelle chacun des mots de cette stupide prophétie… ma mémoire fonctionne seulement pour ce qu’elle veut ! Bravo, ils ont réussi à m’en sculpter la cervelle ! Ah, ils aiment bien s’inventer des problèmes, les Iasais !… La paix est déjà là depuis toujours, qu’est-ce qu’ils veulent de plus ? Et les « deux terres »… Tout le monde sait qu’il n’y a pas d’autre terre que celle d’Iaso sur toute la planète depuis le météorite ! C’en est risible, à quoi ça leur sert de raconter autant de niaiseries ?

Les pensées de Moha continuèrent à l’extraire du douloureux présent. Elle revit sa grand-mère souriante, engoncée dans son fauteuil. Sacrée Margouille… Elle avait bien du mal à se tenir tranquille quand Moha acceptait enfin de venir partager son repas avec elle. Mémé était alors excitée comme une puce. Trop heureuse de ces moments, elle parlait, parlait et parlait, même et surtout si Moha ne l’écoutait pas. Elle parlait aux murs, comme elle disait, et en était tout à fait satisfaite. Et puis par mégarde, ou pas d’ailleurs, aux environs des quatorze ans de Moha, cette prophétie s’était échappée de sa bouche pendant qu’elle versait une louche de plus dans l’écuelle de sa protégée, qui apprit ainsi ce qui se chuchotait à son sujet.
Moha avait dévisagé la vieille femme d’un air méprisant, puis était partie brusquement en renversant sa chaise, claquant la porte et clopinant à travers le potager jusqu’à sa petite cabane. Elle n’en était pas sortie d’une semaine.
Que ces branquignoles de villageois croient à des légendes à la noix et imaginent qu’en plus elles s’appliquent à elle, qu’ils osent ainsi s’immiscer dans sa vie et son destin étaient des choses qui l’horripilaient au plus haut point.
Sa lancinante douleur, telle une séquestratrice psychopathe de longue date à laquelle on finit par s’habituer, avait rendu Moha distante des autres, lui rappelant à chaque instant qu’elle n’était pas comme eux. Ils ne pouvaient pas comprendre, à quoi bon leur expliquer. Elle avait l’habitude de sa tranquille souffrance, juchée sur un arbre aux abords de Maai, câlinant Toha en regardant l’horizon dans l’espoir de savoir que faire de ce corps blessé et de cette âme libre qui n’étaient vraisemblablement pas faits pour vivre ensemble.

Ces pérégrinations mentales tinrent Moha éveillée sur le dos de son porteur jusqu’au petit matin. L’élégant renne, épuisé, ne manifesta aucun empressement à la vue des premières chaumières de Maai et il fallut lui tapoter le dos avec insistance pour qu’il parcoure les derniers mètres en direction de la maison de Moha.
Toha, lui, se réveilla dans la capuche après sa très bonne nuit et exprima son appétit par un mouvement circulaire sur son petit ventre dodu.
Après avoir essuyé son visage sillonné de sentes boueuses, Moha réussit à se traîner jusqu’à sa chambre, pendant que de son être s’échappaient les derniers soubresauts de courage. Toha se jeta sur les épluchures restées sur le guéridon depuis la veille. Moha entonna des gémissements sourds en se roulant d’un côté et de l’autre sur sa couche.

Ma jambe n’est que béance impressionnante, vomissant sur les linges de mon lit les secrets qu’elle a contenus si longtemps. Et bien sûr mon sang devient bleuté, ça il fallait s’y attendre, les ennuis recommencent… La dernière fois où c’est arrivé, l’attitude extatique du docteur m’avait déjà tapé sur les nerfs. Je suis juste un monstre au sang bleu, qu’y a-t-il de génial là-dedans, pristi ? Pourquoi s’intéresse-t-il tant à moi ?
Je suffoque de douleur, j’ai l’impression qu’on m’arrache le membre… Je crois qu’en cet instant précis, j’aimerais rejoindre ma famille au son de la corne pour goûter une dernière fois aux yeux de ma mère et m’endormir à jamais. Du repos pour toujours, ne plus souffrir, quel délice…. Ma vie a si peu de sens, quelle différence cela fait-il que je sois là ou pas ?

Les ongles de Moha cramponnèrent les draps et elle hurla. Toha, inquiet, la tira par la manche. Moha inspira profondément et sut qu’elle n’allait pas pouvoir cacher sa blessure très longtemps encore.
Voilà, c’était fait : Toha venait de partir chercher le docteur Marcel. Moha ne pouvait pas lui en vouloir.

*

— Allons, ma chère petite, mords dans ce bâton et accroche-toi à ta couchette, cela va être désagréable un tout petit instant et puis nous en aurons terminé. Pousse-toi donc de là, bestiole gênante !

Moha cria si fort que la gorge lui brûla, mais elle constata en effet qu’elle était instantanément libérée de sa douleur. Toha restait à son poste, collé à la joue de sa compagne, déterminé à ne pas l’abandonner. Le docteur paraissait soucieux mais pendant qu’il s’enfonçait dans le grand fauteuil sombre de Margouille, son linge imbibé de sang de couleur bleue et son cautère encore à la main, un plissement de contentement naquit au coin de ses lèvres usées.
Il tourna alors vers sa patiente des pupilles aussi brillantes que des tiques plantées sur un dragon, et lui annonça lentement :

— Ma chère Moha, la prophétie est en train de se réaliser sous nos yeux. Ton sang n’est plus rouge, plus du tout ! L’orbe que tu portais en toi est né ! Nous vivons des instants uniques et extraordinaires…
— Punaise, faut être tordu en tabarouette pour gober votre conte pour crédules… D’abord y avait rien du tout en moi ! C’était un de ces abcès que j’ai déjà vus des tonnes de fois aux pieds du renne de Priam : il a percé et s’est dégonflé. Rien d’exceptionnel à ça !

Le docteur sourit et porta au niveau de ses yeux une fiole du sang bleu de Moha qu’il fit chatoyer dans un rayon de lumière. Les reflets sur son visage firent ressortir la fatigue de ses joues affaissées sur son triple menton, mais son rictus ne laissait aucun doute sur le sentiment de satisfaction intense qu’il éprouvait à cette vision.

— Nulle n’est plus aveugle que celle qui fait semblant de ne pas voir, ma petite Sauveuse miraculée, va ! s’amusa Marcel, tout en rangeant la fiole dans son pardessus.

Pendant que l’agacement et la colère montaient en Moha, Marcel réfléchit encore un instant et annonça gravement en retirant avec désinvolture les saletés sous chacun de ses ongles :

— De toutes les manières, le choix ne t’appartient plus, sache-le. Tu devras me remettre l’orbe. Sois bien mignonne et obéis, cela nous changera.

Ses derniers mots furent couverts par les insultes de Moha qui achevèrent d’épuiser la jeune malade. Elle se retourna, s’enroulant dans le peu de drap propre qu’il lui restait et glissa immédiatement dans un sommeil mérité, Toha blotti dans ses bras.

 

LIRE LA SUITE

CHAPITRE PRECEDENT (2)

SOMMAIRE

© Dans les entrailles de T – Lise Witzmann.

[Texte et images sous copyright. Excusez les images qui ne collent pas très bien au texte,
c’est juste pour donner un tout petit peu l’ambiance, mais parfois c’est bien tiré par les cheveux ^^.]

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *