Chapitre 4 – Dans les entrailles de T.

Moha avait dormi trop longtemps. Son repos lui avait subtilisé la journée toute entière.

Toha, lui, paressait dans le récipient de bois du guéridon. Une clameur enjouée autour de la maison venait d’arracher la jeune femme à son rêve et elle perçut entre ses paupières, sous les rayons du soir tombant, une certaine effervescence au cœur-même de son propre jardin. Alors, le souvenir des évènements de la veille et de l’attitude de Marcel lui revinrent en pleines tripes comme une flèche empoisonnée et la rage l’envahit de nouveau. Elle bondit hors de sa couche, ouvrit la fenêtre et hurla :

— Vous allez la mettre en veilleuse, sacs à poux ? Barrez-vous immédiatement de mon terrain ! J’ai donné l’autorisation à personne ! Crissez-moi la paix !

Moha aperçut Priam qui la fixait. Les autres éclatèrent de rire et levèrent leurs gourdes « en l’honneur de la Sauveuse » en chantant de plus belle.

J’ai su depuis toujours que si j’étais sur Terre, c’est qu’il y avait une bonne raison à cela. Je sens que j’ai mon rôle à jouer dans la grande succession des générations. Mais je ne suis certainement pas cette foutue « sauveuse », pour la simple et bonne raison que voici : les prophéties ça n’existe pas. C’est tout. Quoi qu’il en soit, je ne sais pas ce qu’ils attendent de moi mais il n’est pas né celui qui arrivera à m’imposer une quelconque contrainte !

Le docteur Marcel entra pour prendre des nouvelles de sa patiente. Elle allait bien, très bien même, elle n’avait plus du tout mal, d’ailleurs elle était sur pied et venait même de se changer, alors il fut prié de bien vouloir se retirer en même temps que ses petits amis parce qu’il n’avait plus rien à faire ici. Bien le merci et au revoir !
Mais le bougre reprit place dans le grand fauteuil comme s’il était le maître de maison et essaya de faire dire une nouvelle fois à Moha où était tombé l’orbe que son mollet contenait. Il lui déclara qu’il allait envoyer une troupe à sa recherche si elle ne se souvenait pas, que c’était trop grave de le laisser ainsi à la portée de tous, qu’il lui expliquerait en temps voulu.
Moha, dressée devant lui avec défiance dans sa robe pourpre toute propre, ne desserra pas les lèvres ni ne décroisa les bras. Alors le docteur se leva brusquement et annonça d’une voix autoritaire :

— Eh bien, finissons-en. Nous sommes attendus, suis-moi.
— Même pas en rêve ! Je suis ici chez moi et personne m’en fera sortir ! Je suis plus la gaminette froussarde que vous avez connue, vous me faites pas peur !

Moha porta la main à sa ceinture au plus près de sa dague d’un air assuré. Le joyau ornant son manche renvoya un éclat couleur d’océan aussi pur que le sang de la fiole. Le docteur saisit alors fermement son poignet et commença à lui tordre le bras. Le petit Toha sauta sur place dans son saladier, affolé. La douleur acheva la jeune femme comme la dernière lame de la tempête emporte celui qui se croyait rescapé. Marcel ordonna à Toha de cesser de remuer et lâcha sa victime qui tomba à genoux, grimaçante et folle de haine.

— Un jour je vous ferai plier comme vous m’obligez aujourd’hui, espèce de trace de brake ! lança-t-elle. Je le jure !

Marcel rit en la relevant sans ménagement et la poussa à l’extérieur.

*

Une nuit et un jour de liesse à danser autour du feu et à se saouler à l’ava, parait-il. Encore une fois elle ne se souvenait de rien. Son cerveau savait se protéger quand c’était trop dur. Elle s’était juste murée dans son silence, Toha collé contre elle. Elle avait rejoint les astres, elle était repartie d’où elle venait. C’était une autre qu’ils vénéraient, pas elle, et celle-là elle la leur laissait volontiers.
Et puis le deuxième soir, elle avait pris sa décision. Marcel voulait cette sphère de malheur ? Elle allait la lui donner !
Alors Moha déposa brusquement parmi les restes d’orgie son petit ballot blanc taché de sang séché, juste devant Marcel, en plein milieu de son cercle d’amis. Le docteur, blême malgré l’éclat des flammes, s’en saisit brusquement et le fit disparaître dans sa poche.

— Gardez-la, votre merdouille totalement rincée ! Eh non, je serai pas votre libératrice ! Eh non, la pauvre handicapée que je suis a pas besoin de votre trône de sauveuse ! J’appartiens à moi seule et je suis aussi insaisissable que l’eau qui coule entre les doigts. Sur ma vie, je jure que désormais mon existence sera légère et plaisante, j’ai bien assez souffert jusque là. Tchao pour toujours !

Moha parut soulagée en tournant les talons, malgré sa décision difficile et précipitée de quitter définitivement sa maison et le village de Maai sans pour autant savoir où aller. Sur un élan de générosité, elle passa même dire à Priam de s’installer chez Margouille à sa place. Lui qui vivait depuis toujours avec cet affreux Docteur Marcel allait pouvoir bénéficier d’un peu d’indépendance. Peut-être cela donnerait-il enfin bon caractère à ce jeune bougon, savait-on jamais ?

Alors que ses chaussons grinçaient sur la terre du chemin, Moha tapota la poche de son manteau et se réjouit en un sourire malicieux d’y sentir encore la bosse formée par sa sphère. Elle était fière de son entourloupe. S’il pensait pouvoir la lui voler si facilement, il se fourrait le doigt dans l’œil. Car il lui fallait faire la lumière sur son histoire un jour ou l’autre et cet objet y avait vraisemblablement son importance. Elle fit machinalement rouler la boule sous la laine de sa poche, comme lorsque celle-ci faisait encore partie intégrante de sa chair. Elle la connaissait si bien sans la connaître… Qui sait à quel moment elle oserait enfin l’observer… Elle avait ressenti l’expulsion si soudaine de ce mystérieux parasite et son exposition au grand jour comme le viol de son intimité et il lui fallait du temps pour y faire face.
Pour l’heure, sa plaie refermée, elle goûtait l’absence totale de souffrance physique pour la toute première fois de son existence et avançait d’un pas libre et joyeux.
Toha se pencha vers son visage depuis la capuche et Moha couvrit de baisers sa petite tête poilue en chahutant ses minuscules oreilles rondes et soyeuses.

Il y a longtemps déjà, je me suis surnommée Moha, car je ne me souvenais plus du prénom donné par mes parents à ma naissance. Personne ne le connaissait ni ne pouvait me le retrouver.
Je n’ai désormais plus de famille ni d’amis, je n’ai plus de maison ni de village. Mais je reconnecte avec ma délicieuse solitude. En cet instant je nais à ma liberté et personne ne pourra plus jamais me la voler.

 

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SOMMAIRE

© Dans les entrailles de T – Lise Witzmann.

[Texte et images sous copyright. Excusez les images qui ne collent pas très bien au texte,
c’est juste pour donner un tout petit peu l’ambiance, mais parfois c’est bien tiré par les cheveux ^^.]

 

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