Chapitre 6 – Dans les entrailles de T.

Pendant que les barques de pêcheurs revenaient au port, Moha prenait sa première tasse de thé fumant de la journée sur sa terrasse à pilotis, enroulée dans son manteau douillet.

Toha, lui, s’amusait à jeter les glands de sa collection à travers les lattes de bois pour entendre le plouf qui lui plaisait tellement. Elle ne l’avait jamais vu aussi éveillé, lui ce gros dormeur fainéant, que depuis qu’ils habitaient à Bagun [2], ce petit village sans histoire presque à mi-chemin entre Maai et l’emplacement présumé de Kavachel.
Des joyaux éblouissants dansaient à la surface de l’océan comme des milliards de promesses de jours aussi heureux que celui-ci. Moha ressentait une plénitude telle qu’elle se demandait comment l’idée de simplement créer son quotidien à son image et de s’en délecter à chaque respiration ne lui était pas venue avant.
Pour la première fois elle se sentait fière d’elle. Son chalet construit de ses propres mains, d’une force inconnue qui avait surgi de son être depuis que son malheur l’avait quittée, signait un vrai nouveau départ. C’était comme si sa boîte crânienne avait enfin accepté de s’ouvrir et qu’une délicate brise aux couleurs de l’aurore en avait chassé l’épaisse fumée noire…

On frappa à la porte. Floris avait de la salicorne pour elle. La transparence du bleu de son regard lui donna des frissons. Elle fixa ses pieds en l’invitant à entrer. Moha était depuis toujours embarrassée dès qu’elle se trouvait seule avec quelqu’un et elle siffla Toha pour qu’il saute sur son épaule. Ce n’est qu’alors qu’elle commença à se détendre.
Jusqu’à ce que le soleil soit au-dessus de leurs têtes, le jeune homme l’aida à arracher les orties qui envahissaient progressivement les laitues. À contre-cœur, comme il le lui répétait à chaque fois. Non pas qu’en tant que cueilleur marin il n’aimât pas travailler la terre, mais il maintenait que ces plantes étaient excellentes pour la santé et que c’était un terrible gaspillage : beaucoup de villageois rêveraient de trouver chez eux autant d’abondance, par les temps qui courraient, et de plus sans avoir besoin d’y apporter d’eau. Discrètement, il avait d’ailleurs préparé un terrain un peu plus loin, où il replantait en cachette ce qu’il avait eu ordre de retirer. Moha le laissait faire et feignait gentiment de ne pas remarquer son caprice.
Elle était vraiment têtue, pensait-il de son côté, mais attachante, tellement différente des autres villageois. Dès qu’elle s’était installée à Bagun, les mégères avaient commencé à piailler derrière son dos : « Quelle oisive, quelle pimbêche, quelle effrontée, quelle marginale, qu’elle est bizarre ! Et son parler ridicule ! Et son démon poilu perché sur l’épaule, jamais vu une pareille horreur ! »
Pas une fois depuis qu’ils n’avaient fait connaissance Floris ne lui avait rapporté ces propos blessants. Il voulait lui conserver son naturel comme on déplace un verre en cristal à l’abri d’une course folle. Il admirait la clarté de son âme et se sentait honoré de partager un peu de son quotidien.

« – Aujourdui –
(Aucune idé de la date, sa fait tellement lontemps que tout le monde sen fout que j’ai finie par moi aussi perdre le conte.)

Très chère Journal de bord,
je técrie à nouveau. Le papier n’ait pas très beau mais je suis déja contente d’avoir réussie a en fabriquer quelqes feuilles. Et puis j’ai tout mon temps pour tracées ses lettres, j’apprécis.
Dés le début, les villajois mon vraiment acueullie avec gentiesse a Bagoune. Sa me fais drole de metre aussi bien intégré.
Hier matin j’ai reçue une invitacion de la crémiaire. Elle me souriée avec sa méieure amie, de derrière son contoir. J’ai déclinée l’offre de participé à cette fete, prétecstant la fatigue. Je croit qu’ils sont très déçu mais s’est plus fort que moi, je préfere mil fois restée sur mon rokine-chaire a regardé la mer que de supporter leur bavardages vins et leurs magnère. Je croit que je naime pas les gens. Il me collent, il me serent, et je suis soudain pressé de men fuire.
Maleuresement ils on reportés leur fete rien que pour moi, sacrebleu il va falloire que je trouve une autre escuse.
J’ai passée la nuit a réflaichire sans pouvoir fermer l’euil. J’ai l’inpression que depuis quelqes temp Florisse veux me dissuadée d’allé au centre du vilage, seré-t-il jaloux de l’amitiée que ses gens me voue ? L’autre soir il ma dis : « Tu sait, si tu veut je t’apporte aussi ta crème d’avouane en plus de t’es plantes, cela me fais plaisir. Avec le peu que tu mange, ce n’es pas une grosse affaire ! ». Et puis ensuite il y a eue se fameux : « Tu sait, je me demande si sais une bonne idé d’allée chaque jour labas, est-tu sure que tu a besoin de voir autant de monde, toi qui préfere etre seule ? »
J’ai crut depuis le début qu’il été serviable et attentif envers moi, mais je ne sait pas, j’ai eus soudain une drole d’impression. Dailleur la crémiaire l’autre jour parler de lui quand je suis entrait dans les choppes : « Ce Florisse est un ga dangeureux, ont ne le croiré pas sous son visage d’angelot, ça blondeure et son grand sourire » et je les aies entendu raconter qu’il avais fais beaucoup de mal a une jeune fille il ya peut et que s’est pour cela qu’il été venut s’installer ici : pour fuire son passée.
Donc voila, je pense qu’il va falloire que je trouves ma sallicorne auprés d’un autre paceque je ne souaites plus lui acordée ma confiance, et de toufasson je commence a m’enlasser. De cette nouriture, et de lui. Le kombu ait très bon aussi.

Moha,
environ vint annés (ou pluto « élipses stélaires », comme il dise ici),
libre et fières.

PS : Désormé je garde ma dague sous mon oréier. »

Malgré la demande expresse de Moha, Floris continuait à rôder régulièrement autour du chalet. Toha semblait avoir conclu un marché avec lui, se précipitant à l’extérieur pour récupérer le légume apporté dès qu’il apercevait le cueilleur marin. Le champ d’orties était toujours aussi entretenu, et cela commençait à horripiler la propriétaire des lieux qui se sentait de moins en moins chez elle.

Cette après-midi-là, alors que Moha était concentrée sur l’écriture de son journal dans un profond silence, confortablement installée dans son fauteuil à bascule, Floris passa la tête soudainement par la terrasse. Elle sursauta si fort que son encrier se renversa et son précieux contenu se répandit sur le carnet laborieusement calligraphié en recouvrant entièrement sa page.

— J’ai à te parler, glissa le jeune homme le souffle court.

C’en était trop. Horrifiée de devoir subir le gâchis provoqué par l’irruption de cet importun dans son monde, Moha fut prise d’une incontrôlable colère qui explosa en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Elle se leva et renversa violemment guéridon, lampe et vase, poussant un long hurlement strident. Toha s’était réfugié sous le fauteuil, tout tremblant. Les yeux exorbités, haletante, Moha se laissa alors glisser contre le mur dans l’angle de la pièce et se mit à se frapper la tête de ses poings.

Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Qu’est-ce que j’ai ? Je suis un monstre ! Je suis une folle ! Je ne mérite pas de vivre ! Je veux me tuer ! Grands dieux aidez-moi !

Floris était resté immobile, sidéré, dans l’incompréhension et l’impuissance les plus totales devant cette réaction aussi imprévisible que violente. Il essaya de s’approcher mais elle lui vociféra des injures comme une possédée.
D’une éraflure fusait le bleu de son sang qu’elle cacha de sa main.

*

Après cet épisode, rien ne fut comme avant. Tout avait été cassé : l’encrier, le calme et la confiance. Toha n’osait plus se blottir contre Moha, qui d’ailleurs ne se souciait plus de lui. La jeune femme restait prostrée la journée entière, le regard absent, sa sphère dorée serrée dans la main. Sa seule activité quotidienne tenait dans le balancement incessant de son fauteuil de rotin dont le grincement résonnait jusqu’aux soubassements des pilotis.
Floris était parti, laissant sa barque au port après avoir cloué ses volets.

 

[2] Prononcer Bagoune

LIRE LA SUITE

CHAPITRE PRECEDENT (5)

SOMMAIRE

© Dans les entrailles de T – Lise Witzmann.

[Texte et images sous copyright. Excusez les images qui ne collent pas très bien au texte,
c’est juste pour donner un tout petit peu l’ambiance, mais parfois c’est bien tiré par les cheveux ^^.]

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *