Chapitre 7 – Dans les entrailles de T.

— Est-elle bien décédée ?

— Ne vois-tu pas qu’elle respire ?…

Moha ouvrit les yeux dans la chambre de son chalet remplie de villageois. Des villageois chez elle ? Ça ne pouvait être autre chose qu’un cauchemar. La crémière prit la parole d’un air grave :

— Demoiselle, nous avons une terrible information à te révéler (elle se racla la gorge). En tant que ton amie la plus proche, je suis chargée par la communauté de t’en faire l’annonce (elle se racla encore la gorge). Voilà… tu as été empoisonnée. Oui oui, empoisonnée. Par ce blond marin tueur de femmes. Heureusement, nous t’avons trouvée à temps, tu serais dans le repos éternel si je n’étais pas passée par le plus pur hasard te porter ton lait d’avoine. Ton petit animal n’a pas eu autant de chance, tu nous en vois confus, paix sur son âme… Nous l’avons découvert inanimé à côté de toi. Il était bien mignon, quel dommage, quel gâchis. Veux-tu un peu d’eau ?

Moha, livide, s’était redressée sur ses coudes et restait bouche bée, fixant à tour de rôle chacun de ces visages envahissants. Elle tenta de s’asseoir sur le bord de son lit sans grande conviction, se tenant l’estomac terriblement douloureux. Deux hommes se précipitèrent pour la soutenir mais elle se dégagea de leur étreinte si brutalement qu’ils s’en effrayèrent.

— Foutez-tous le camp de chez moi ! Et apportez-moi mon Toha ! ordonna-t-elle alors.
— Le prêtre l’a déjà emmené, il est trop tard pour un adieu, Demoiselle, nous sommes confus.

Moha sentit alors un flot incandescent parcourir le chemin de chacune de ses veines. Son sang la dévorait en la consumant de l’intérieur. Elle pensa défaillir, et dans un spasme voulut rendre dans la cuvette mais plus rien ne sortait. Secouée de soubresauts, elle hurla une nouvelle fois à tous de déguerpir immédiatement et retomba sur son lit les yeux rivés au plafond de la chambre à présent vide. Les brûlures se calmèrent progressivement alors qu’elle se faisait ses propres adieux, se voyant sur le même bateau que son Toha pour leur dernier voyage. Mais elle se tâta et constata qu’elle était toujours là.

Toha mort… Ce n’est pas possible. Tout a déraillé depuis Floris, j’aurais dû me méfier de lui, je savais que je ne devais compter que sur moi. Maudit soit cet homme, maudits soient ces villageois, maudit soit ce prêtre ! Maudite suis-je moi-même… J’ai perdu à jamais mon Toha, le plus attentif des soutiens, la plus discrète des fidèles présences, la plus douce des âmes sœurs… Comment continuer à vivre sans lui ?… Tout ça est de ma faute, mon devoir était de le protéger, lui si vulnérable et fragile, et j’ai failli à ma promesse ! Oh je voudrais tellement revenir en arrière et lui dire comme je l’aime, comme je regrette de ne pas avoir pris la mesure du cadeau qu’était sa constante compagnie !

Le soir-même, Moha, physiquement rétablie, tenait à nouveau son destin entre ses mains, mais cette fois elle n’était pas animée par l’excitation. D’immenses flammes léchaient le toit de son chalet et sa mezzanine s’écroulait dans un jaillissement d’étincelles. Elle enveloppa une dernière fois de son regard noyé son bonheur parti en fumée et replaça son batte-feu dans sa poche.
Mélancolique, elle admira alors le noir de la mer qui pétillait sous les reflets du brasier. Soudain elle se précipita sur le champ d’orties. Le barrage de ses paupières céda à l’assaut de sa peine, et son visage luisant de larmes s’offrit à la lueur du puissant incendie. Pendant que ses membres s’agitaient en tout sens dans l’arrachage plein de rage de ce qu’il restait des traces de Floris, Moha buta sur un caillou et s’affala de tout son long le nez dans les racines. Hagarde, elle ramassa le responsable de sa chute pour le jeter au loin mais elle s’arrêta dans son mouvement. C’était un de ces galets blancs que Floris lui ramenait parfois lors de ses visites. Elle en avait tout autour de son potager et aimait s’en servir de « clôture libre », comme elle l’appelait : « Je suis pas enfermée derrière des barrières, mais c’est tout de même chez moi. Tu crois que les gens comprendront, Floris ? »
Mais que faisait ce caillou-ci en plein milieu du champ ? En le retournant, elle découvrit qu’il était couvert de dessins, et cette encre, elle la connaissait trop bien pour ne pas pouvoir deviner quelles petites pattes avaient pu en chaparder quelques gouttes au fond du pot cassé pour les fournir à l’auteur de ces pictogrammes, qu’elle tenta de déchiffrer dans les lueurs orange intermittentes. Ils étaient tracés de façon sommaire et semblaient figurer grossièrement un animal ressemblant à Toha mais ayant de très gros yeux, et une femme portant une couronne sur la tête, tous deux sous une sorte d’abri, peut-être un creux sous un rocher. À l’extérieur de l’abri, un crâne de mort, un flacon plein, un fruit rond. Enfin, semblait-il. L’auteur n’était pas un artiste.

— Qu’est-ce que Floris a bien voulu me transmettre par ces hiéroglyphes décousus ? Sûr qu’ils ont été dessinés pour moi, mais du coup… si au lieu de m’avoir empoisonnée, il avait au contraire cherché à me prévenir d’un danger, moi qui ai pas voulu l’écouter ?

Le dernier pan du chalet s’affaissa dans un bruit fracassant alors que les villageois finissaient d’accourir. La chaleur incita Moha à reculer. Elle fourra le caillou dans son sac et quitta les lieux sous les regards visiblement soulagés de la foule.

*

Sans savoir comment, elle se retrouva à sa falaise, sur son promontoire… Malgré une certaine distance parcourue, elle n’avait mal nulle part. Comme cela était appréciable de pouvoir se servir de son corps ainsi ! Pourtant ni son endroit préféré sous les lunes qui éclairaient trop faiblement, ni la masse sombre de la mer s’offrant à sa vue depuis son rocher gravé ne procurèrent à Moha le moindre réconfort. Un fruit de crik rebondit sur son épaule, et la jeune femme réalisa que plus jamais de petite patte ne l’intercepterait au vol. Elle avait froid, d’un froid glauque et vide, comme cette nuit affligeante, inutile, interminable. Le tonnerre grondait au loin et l’horizon était déchiré de stries éblouissantes. Le vent se levait. Un craquement derrière elle, à la lisière de la forêt maudite, l’incita à se retourner. Elle porta la main à sa dague puis méprisa sa couardise. Elle se souvint alors de la chaleur de l’accueil des « peaux d’ourses » la dernière fois qu’elle fut sur ces lieux et se leva pour entamer le chemin vers leur habitation. Les ronces qui avaient totalement envahi le sentier et se plantaient dans ses jupons et ses guêtres obligèrent Moha à faire quelques détours.
Lorsqu’elle arriva au repaire des Ourses, elle eut la terrible surprise de découvrir une scène de désolation. Sous les flashs des éclairs, le chaudron luisant lui apparut gisant éventré à côté de chaises brisées. La porte et les murs de la cabane étaient fendus, et le sol de la terrasse perforé de toutes parts. Moha pointa sa dague devant elle tout en visitant prudemment ce qu’il restait de l’intérieur de la cabane, à la recherche de ses habitantes. De profondes traces de hache témoignaient de la violence inouïe des coups portés.

La jeune femme ressortit soudain, la dague encore plus menaçante et regarda autour d’elle.

— Qui est là ? appela-t-elle d’un ton défiant.

Elle venait d’entendre à nouveau distinctement un craquement de branches à quelques pas seulement. Une silhouette humaine s’enfuit d’un buisson.
Moha avait été suivie. Par qui ? Depuis quand ? Pourquoi ? Était-ce quelqu’un de Bagun ? Ou ce ripou de Docteur Marcel et ses sbires qui se seraient décidés à retrouver sa trace ? Ou bien pire encore, les meurtriers à la hache en personne ?
Elle prit une grande inspiration.

Bon, quelqu’un qui s’enfuit en courant n’est pas censé être agressif. Ou alors j’ai réussi à lui faire peur, ce qui est plutôt un point positif. Cool, relax, zen, ça va aller.

Moha s’adossa à un chêne et respira amplement plusieurs fois pour se remettre de ses émotions. Les dessins sur le caillou blanc lui revinrent à l’esprit. Où était parti Floris depuis la crise de colère dont elle avait si honte ? Comment les villageois étaient-ils sûrs que ce soit le coupable de l’empoisonnement alors que personne n’avait dit l’avoir vu ?
Elle se repassa le film des derniers mois à Bagun : le sympathique sourire de la crémière n’était-il pas en fin de compte sarcastique ? Pourquoi avaient-ils absolument tenu à reporter la fête quand elle n’avait pu y participer, pourquoi ne pouvait-on pas se passer d’elle ? Et pourquoi, lorsqu’elle était entrée dans la boutique, ces commères n’avaient-elles pas interrompu leurs conversations médisantes envers son ami Floris, par respect pour elle ? Et cette fois où elle avait dû réparer un pilotis de sa terrasse trouvé brisé… et le beurre de faînes à la couleur étrange qu’elle n’avait finalement pas consommé… et son empoisonnement, peu de temps après que Floris ait disparu ?… Tout cela n’était pas bien clair.

Quelque chose tomba de l’arbre et levant les yeux, Moha discerna une forme sur la branche. Elle resta stupéfaite : on aurait dit son petit animal. Elle rengaina sa dague sans le quitter du regard, et quelle ne fut pas sa surprise, dans la lueur d’un éclair, d’apercevoir distinctement son Toha assis au-dessus de sa tête, tenant quelques glands dans les bras !
Affolée et heureuse, elle cria son nom. Le petit animal lâcha ses friandises et s’enfuit de branche en branche. Tel un renard ayant flairé une trace, Moha furetait à droite, à gauche, en haut, trébuchant sur les débris, tâtant tous les troncs le visage levé comme pour implorer l’aide des rois de la forêt. Toha restait introuvable.
Découragée, elle finit par se résigner. Mais son cœur battait si fort qu’elle se sentit rallumée par une étincelle de vie au travers de la résurrection inattendue de son compagnon.
Elle décida de bivouaquer là pour le reste de la nuit alors que le vent repartait vers la mer, comme toujours. Il était hors de question de quitter cet endroit sans Toha, aussi lugubre et peut-être dangereux soit-il. Elle attendrait le temps qu’il faudrait.
Il fut compliqué de dégager une zone de plancher praticable de ce tas de décombres. L’orage s’arrêta et les lunes finirent par recouvrer leur brillance brumeuse au-dessus de la cabane. Ce soutien était plus que bienvenu.
Fouillant dans son sac pour en sortir sa couverture, Moha vérifia que la sphère y était en lieu sûr.

— Saint-cicatrice de barreau de chaise, comment c’est possible que mon Toha soit toujours en vie ? se dit-elle en jetant un dernier regard aux arbres environnants. Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi il se cache de moi ?

Elle remit alors la main sur le galet de Floris et s’allongea sur le dos, sa dague posée sur son ventre et le caillou à bout de bras au-dessus d’elle, essayant à nouveau d’en déchiffrer le message en l’orientant pour en faire briller l’encre.

— Bon, ce que j’en capte : apparemment je suis représentée à l’abri avec Toha quelque part. Fouchtra, c’est une bonne nouvelle ça. Mais où ? Et c’est une prédiction ou un souhait ? Le crâne, c’est forcément la mort, super… Le flacon…le flacon… voyons… le poison qu’on m’a peut-être fait boire ? Et ce fruit rond… peut-être pas un fruit ? Une boule ? Ça pourrait être ma sphère ? C’est chelou, Floris connaît pas l’existence de ma sphère ! En tout cas ces objets pas rassurants sont en-dehors de la grotte de Toha et moi, plutôt bon signe j’imagine. Ça ressemble pas trop à un message souhaitant ma mort, ça confirme que Floris a plutôt voulu m’aider. Enfin, si c’est bien lui qui a tracé ces gribouillis.

Le cerveau embué par la fatigue et les émotions, réalité et imaginaire commençaient à s’entremêler dans l’esprit de la jeune femme. Lorsqu’elle fermait les yeux, elle voyait Toha danser joyeusement dans les flammes, donnant la main à Floris, et les villageois riant d’assister à leur divertissante fin sur le bûcher. Surgissaient alors la crémière et sa copine, qui se précipitaient pour éteindre le feu à l’aide de pleins seaux de fromage de tournesol. Le sommeil cueillit Moha sans la prévenir.

Le doux soleil était déjà très haut dans le ciel gris quand Moha se réveilla brusquement. Son Toha lui revint aussitôt à l’esprit et elle voulut le chercher, mais une immense déception l’étreignit en réalisant qu’elle avait très certainement rêvé. Elle s’assit et se frotta le visage. Elle retournerait aujourd’hui sur le rocher du promontoire rendre un dernier hommage à son merveilleux ami en lui créant son mémorial.

Pliant la couverture, Moha en fit rouler le caillou sur le plancher. Alors qu’elle allait s’en saisir, elle poussa un cri de stupeur : le poids qui venait de glisser n’était autre que Toha pelotonné et déboussolé. Cette fois, non elle ne rêvait pas, son petit compagnon était bien vivant !
Elle se précipita pour l’embrasser, mais l’animal, effrayé, s’échappa par un trou sous les lattes de la terrasse. Elle l’appela et essaya de soulever les planches pour l’attraper mais Toha partait en sens opposé se recroqueviller dans les coins les plus inaccessibles.

— Mais saprelotte, Toha, pourquoi tu me fuis ? C’est moi, enfin ! T’as peur de moi ? Je suis trop heureuse que tu sois vivant, viens dans mes bras ! T’étais où ? Il t’est arrivé quoi, on t’a fait du mal ? Oh oui mon pauvre petit truc, ces immondes assassins t’ont apoltronné… Mais c’est fini, tout va bien maintenant, t’es en sécurité, viens !

N’obtenant aucun signe de coopération, elle revint avec une poignée de glands qu’elle sema sur les planches depuis l’interstice de la cachette jusqu’au pied d’une souche sur laquelle elle s’assit.
Une petite main griffue gourmande sortit tout d’abord, et timidement un Toha entier avança au grand jour en ramassant chacun des fruits, sauf le dernier, vraisemblablement trop près de sa potentielle traîtresse prête à le capturer à la moindre inattention.
Discrètement, Moha l’admira en train de déguster son petit-déjeuner. Il lui tardait de pouvoir à nouveau faire glisser ses mains sur son pelage argenté gorgé de lumière. Sa truffe sombre au bout de son fin museau clair fouinait dans le butin avalé à la hâte pour éviter de se le faire voler, alors que sa longue queue fouettait la terre au rythme de ses mastications rapides. Ses yeux noirs minuscules comme des airelles lui donnaient une expression craintive. Moha poussa un soupir d’aise et sourit.

Quelqu’un l’a probablement déposé près de moi hier soir… Cette silhouette entre-aperçue, c’est bien possible que ce soit Floris… Pourquoi n’est-il pas venu me parler, dans ce cas ? Et à quoi et à qui ça a servi de me faire croire à la mort de Toha ? En tout cas, qui que ce soit, je suis à présent bel et bien repérée au fin fond de la forêt maudite. Je ferais mieux de partir.

Toha ne se laissa pas non plus convaincre par la minuscule fraise trônant sur la paume de Moha. Il fallait trouver rapidement une solution pour pouvoir emmener son compagnon loin de là avec elle. Moha jeta le fruit dans un vestige de brouette brinquebalante, et Toha sauta immédiatement dedans en surveillant sa comparse du coin de l’œil pendant qu’elle déposait son sac juste à côté de lui. Il engouffra le petit fruit. Ainsi, l’équipage put quitter cette scène désolante dans un couinement de roues grippées.

Qu’est-il arrivé aux Ourses ? Je ne peux pas croire que des sorcières aient pu être aussi facilement à la merci d’ennemis. Et quels ennemis ? À moins que tout ceci ne soit qu’une mascarade ? Elles sont probablement sournoises et malignes. Ont-elles en fait cherché à brouiller les pistes ? Pour qui ? Pourquoi ? Il se passe des choses étranges ces derniers temps. Tant de questions sans réponses !

 

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SOMMAIRE

© Dans les entrailles de T – Lise Witzmann.

[Texte et images sous copyright. Excusez les images qui ne collent pas très bien au texte,
c’est juste pour donner un tout petit peu l’ambiance, mais parfois c’est bien tiré par les cheveux ^^.]

 

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