Les petits vieux marchent au même pas. Telles deux figures superposées, leurs jambes connaissent la cadence depuis quatre-vingts ans. Pas une faute de rythme. Leur silhouette commune glisse sur le lac, clonée. Mamie les bras dans le dos, Papy et sa canne.
Un petit enfant court après son ballon. Il a vécu exactement vingt mois aujourd’hui. Plus quelques-uns au chaud dans le « hamac » de sa maman et au son des battements de cœur de son papa. Il pense qu’il vivra toujours. Ainsi il est bercé par les branches fraîches qui battent la cadence comme les jambes des petits vieux. Ainsi il peut toucher la carapace fragile de la coccinelle, doucement, tout doucement, et tomber sur ses fesses étonné de la voir s’envoler.
Les petits vieux ne la voient plus, eux, la coccinelle. Sauf à travers les yeux de l’enfant. Les petits vieux parfois sentent la brise sur leur peau, ils ont froid, il faut se couvrir. Pour ne pas mourir. Parce que c’est pour bientôt peut-être, mais on a envie de revenir se promener demain, de demander à l’enfant combien de points a cette coccinelle, même s’il ne sait pas, parce que les quelques mois qu’il a vécus ne sont qu’une respiration de petit vieux.
Les petits enfants ne sentent pas la brise sur leur peau, parce qu’ils la voient… porter la coccinelle et l’aider à s’envoler plus haut, plus haut, plus haut ! Maman elle va où ? Maman c’est vrai que Papy est au ciel ? Tu crois que la petite bête va le voir ? Moi je veux aller au ciel voir Papy. Maman cache son cœur douloureux en rabattant son châle contre elle, et sourit à Petit Bonhomme sans lui répondre.
On ira mon petit, on ira c’est promis… Mais je t’en supplie, pas tout de suite, je veux du temps pour t’aimer, je veux du temps pour voir rouler ton ballon, je veux du temps pour sentir tes boucles me frôler la joue, et admirer tes petits yeux qui pétillent en me disant que tu m’aimeras toujours, « jusqu’au bout du monde ».
Il y a vingt ans, j’étais là, au même endroit de ce parc. Tu étais là aussi. Aujourd’hui je suis seule adossée contre notre arbre préféré et j’observe les promeneurs. Il y a vingt ans il y avait en plus quelques araignées qui te faisaient crier et te jeter dans mes bras. Il y avait aussi des petits vieux. Mais je ne les regardais pas, je n’avais pas le temps, je riais avec toi, je répondais à tes questions, je regardais le doré de tes cheveux sous ma main et je me disais que je n’avais jamais autant aimé, et qu’à présent je n’étais plus seule, pour la vie.
Je suis assise sous le même arbre, et j’entends ton rire dans le tintement du ruisseau. Les brins d’herbe sont toujours là, les cloches de l’église au loin sonnent toujours pareil. Je regarde le petit garçon qui pousse son ballon, accroupi, du revers de la main. Sur son bras un smiley me fait un clin d’œil. Sa maman lui sourit. Tes tatouages à toi ne sont plus ceux trouvés dans les chewing-gum. L’herbe n’évoque probablement plus la même chose pour toi. Les araignées tu les écrases d’une chiquenaude, et les coccinelles, elles vivent le jour et au grand air, vous ne vous croisez donc plus, mon Oiseau de Nuit casanier.
Je regarde les petits vieux. Et je ne sais comment fait le temps pour nous faire croire qu’on a tout le temps de vivre avant de mourir. Tricheur. Tu pars trop vite. Je t’ai perdu, je t’avais dans les mains et tu as glissé doucement comme le sable sous cette brise qui me fait me couvrir.
J’écoute le message qui vient d’arriver sur la boîte vocale de mon téléphone, une voix grave et douce à la fois y annonce : « – Maman chérie, bonne fête ! Je t’aime fort. »
Le flot de larmes sur mon visage inonde mon cœur sous ce châle : la vie est là, j’ai encore du sursis, tes petits bras ne m’enlaceront plus comme avant, tu es à présent assez fort pour me soulever. Mais tes paroles, prononcées de ta voix d’adulte, résonnent encore en moi comme le plus merveilleux des privilèges à savourer : l’amour de mon fils.
EM
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