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Josiane-Pistache, 11 ans, vient de « péter un plomb ». Sans qu’on ne voie rien venir, au détour d’une conversation apparemment anodine. Alors qu’ils dévoraient leur préféré-meilleur-poisson-pané-du-monde, son petit frère Robert-Nénuphar a dit la parole de trop. Elle explose littéralement, se lève de table en renversant sa chaise, hurle les yeux exorbités « vous êtes tous une famille de crotte ! » et claque la porte en s’enfermant dans sa chambre.
[…silence…]
Euuuuh…passe-moi le sel s’il-te-plaît, Rodrigue, dit Maman à son mari blasé. Robert-Nénuphar triture ses spaghetti sans lever le nez. Même le chat si remuant d’habitude est figé comme une bouse et les regarde. Ça a jeté un froid. Maman ressent la tristesse de la situation à sa façon : un moment convivial partagé ensemble qui tourne au vinaigre sur la décision d’une seule personne. Elle sent le deuil de son rêve de famille idéale zen peace and love s’amorcer, et perçoit le souci qu’elle se fait pour sa fille auparavant si calme et gentille. Depuis quelques temps, Maman voit Josiane-Pistache envahie par la colère et met son énergie en oeuvre pour être présente pour elle, lui apporter son écoute, son soutien, explorer avec elle quel besoin il est urgent de combler pour se sentir mieux.
Mais aujourd’hui Maman en a marre. Elle ne se sent pas du tout patiente. Elle a même envie de coller une tarte à Josiane-Pistache, de lui dire que c’est une petite merdeuse, qu’on ne parle pas à ses parents comme ça. Mon Dieu elle chasse cette pensée impie/non bienveillante, une bribe de reste de son ancien mode de pensée. Mais n’en pense pas moins. Elle juge Josiane-Pistache « insupportable » et puis c’est tout.
Marre de devoir prendre des pincettes parce qu’elle est censée être respectueuse de tout le monde : Maman elle aussi aurait envie d’être insupportable, de pouvoir se laisser aller à ses colères aussi fort que possible et terroriser tout le monde. Là elle a juste envie que Josiane-Pistache aille passer le week-end chez une copine, qu’ils puissent tous respirer.
Et oui, parfois on ne ressent plus d’empathie pour les gens qu’on aime et dont on voudrait prendre soin… On se trouve en concurrence affective avec notre enfant : on est censé s’occuper en priorité du besoin le plus urgent des deux d’entre nous, et ça se calibre comment, ça ? Et notre besoin à nous ? Pas envie de remplir le réservoir affectif de notre enfant : on sent que le nôtre est vide. Pas envie de recevoir la morosité de notre enfant, on sent que ça nous renvoie à une souffrance lointaine. On a même une sourde et sournoise envie de se venger un peu de cette enfant qui nous fait si mal.
Cette enfant… Quelle enfant ?
Lors d’un après-midi de mal-être et de solitude, il y a bien des années, un livre sur le développement personnel venait de me convaincre de retourner voir en imagination la petite fille que j’étais. J’avais sans doute des choses à lui dire, ou à entendre d’elle. Bah c’était un point de vue intéressant à tester. Ma propension à l’auto-hypnose (je pars facilement dans mes pensées) me permit de me retrouver très rapidement plongée dans un décor de mon passé, bien réel autour de moi, abandonnant totalement mon présent et mon être d’aujourd’hui allongé sur le lit, pour partir légère me poser doucement avec mon corps d’adulte comme un papillon sur un ponton où elle jouait.
J’ai observé cette petite fille sur ce ponton de bois au bord de l’Océan Pacifique. De toute évidence, elle était empreinte de la curiosité sadique de sentir son petit chaton se cramponner à elle pendant qu’elle faisait mine dix fois d’affilée de le mettre à l’eau. Parce que c’est rigolo de se sentir puissante et d’infliger un peu de détresse quand on sait qu’on peut l’en sauver en une fraction de seconde.
Mais je ne lui en ai pas tenu rigueur. J’étais intimidée, émue, maladroite. J’avais envie de l’entendre parler, de regarder son visage bouger, de lire quelque chose dans l’expression de ses yeux. J’ai interpellé cette petite fille en souriant. Elle a levé la tête, on a échangé quelques mots sans sens. Je l’ai trouvée pleine de vie, pétillante, intelligente, et emplie d’une force incroyable.
Prenant un air grave, je lui ai dit sans détours le message que je sentais en moi : elle avait le droit d’être heureuse, le droit d’être aimée. J’ai vu là qu’elle était sombre et triste. Elle était seule sur ce ponton, sa famille étant plus loin à la maison sans se soucier aucunement d’elle. J’ai observé sa douleur, son impuissance, sa souffrance intérieure dont personne ne faisait cas.
J’ai décidé de changer les choses. J’ai décidé qu’elle avait sa place dans sa famille, et je me suis concentrée pour lui donner cette place : j’ai fait sortir tout le monde de la maison, j’ai déverrouillé le cœur des membres de sa famille, je les ai installés en cercle bras ouverts dans le jardin pour l’accueillir. Je les lui ai montrés. Elle a fait quelques pas, surprise et incrédule. Je l’ai envoyée courir vers eux, ils se sont serrés tous ensemble, elle a entendu comme ils l’aimaient, et comme elle leur avait manqué.
Je suis restée sur le ponton et j’y ai assisté de loin. J’ai vu une unité au-dessus de ce petit groupe, j’ai vu de la paix flotter, presque palpable. J’ai senti du mouvement lent à l’intérieur de moi comme lorsque, en proie à un chagrin lourd de plusieurs jours, la première larme émerge enfin de mes yeux, toute chaude, me soulageant quasi instantanément. Ils sont rentrés dans la maison, tous l’entourant avec joie. Elle ne s’est pas tournée vers moi, je n’existais que dans ses pensées.
Je suis revenue dans mon présent, et j’ai su par l’apaisement ressenti, que j’avais réparé quelque chose d’important. Quand j’ai repensé à cette petite fille que j’étais, je l’ai vue heureuse au milieu des siens pour l’éternité… et j’entendais les rires et le bonheur.
***
Quand on se sent exaspérée par son enfant, ce n’est pas toujours une histoire de patience, ni même exclusivement de fatigue ou de lassitude. Nous comptons souvent sur l’affection et l’écoute de nos familles et amis pour combler nos besoins. Ils ne sont pas toujours disposés à le faire.
Et si nous cherchions à l’intérieur de nous ?
Ça peut être un soulagement d’aller rencontrer en soi la petite fille que nous avons été, l’écouter, la laisser pleurer tout son saoul en étant auprès d’elle, la prendre dans les bras, lui donner tout l’amour et l’attention que nous, adulte d’aujourd’hui, savons lui transmettre… Cette expérience peut permettre de prendre soin de soi pour ensuite épauler les autres. L’empathie envers soi-même fait renaître l’empathie envers les autres.
Aller tremper ses pieds dans le pédiluve de ses émotions passées peut permettre de les délasser ensuite dans la piscine du présent et se faire une méga partie d’éclaboussures joyeuses, avec les vrais gens d’aujourd’hui, sans rejouer la noyade avec nos fantômes du passé. Il peut être bon de se charger de la réparation de la souffrance qui est parfois à l’origine de notre besoin exacerbé de tendresse, d’affection, d’attention… ou de lâcher-prise.
Je tends à penser que si nos propres besoins étaient régulièrement comblés au quotidien, nous pourrions faire face à n’importe quelle situation avec bienveillance.
Bonne trempette !
Evelyne Mester.