Mes enfants comme beaucoup, ont eu des questions sur la mort très tôt. Autrefois, les familles vivant avec leurs aïeux dans une même maison toutes générations mélangées, surtout à la campagne, il me semble qu’on ne protégeait pas les enfants pour qu’ils échappent à ce sujet. Ils étaient de toute façon souvent « habitués » aux histoires de village sordides ou aux images dures, sans compter les guerres et leurs horreurs traversées sans possibilité de beaucoup de filtres.Tuer le cochon, dépecer le lapin, plumer les oies, c’était naturel et on n’allait pas s’encombrer de la sensibilité de l’enfant, il n’avait qu’à aller plus loin. Je dis « habitués » entre guillemets car de toute évidence, les enfants hypersensibles de l’époque ont sans doute eu à s’habituer en ravalant leur ressenti. J’ose espérer néanmoins que certains parents, comme ceux d’aujourd’hui, même n’y connaissant rien en psychologie de l’enfant ni en neurosciences, ont pu d’instinct être présents pour eux avec bienveillance et écoute : la gentillesse et l’empathie n’appartiennent à aucune époque.
Avec les attentions que nous avons aujourd’hui pour nos enfants et leurs émotions, il devient parfois difficile d’accepter l’idée que nous pourrions les exposer à une telle souffrance. Il est souvent encore d’usage de dire au petiot d’une grand-mère décédée, « ta mamie est partie », sans plus de renseignements. L’enfant guette alors le retour de sa grand-mère et finit sans doute par se sentir abandonné par elle et par percevoir qu’une ombre de malaise plane sur la vie à la maison, de par le décès qui lui est caché.
La mort est souvent encore un sujet tabou, à en croire la panique des familles qui ne savent « comment annoncer » à leur enfant.que son petit chat est mort. J’interviens parfois sur des forums pour leur suggérer comme réponse : « ton petit chat est mort ». Cela paraît simple… mais la crainte de la douleur complique souvent les choses. Et pourtant, l’occasion de la mort de l’animal permet d’approcher le sujet de la mort de l’humain.
Au milieu des arbres, Frère 3, deux ans, a découvert une poule morte. Il connait bien les poules, il y en a chez sa mamie, et il les caresse. Il m’a demandé quand elle allait se réveiller et m’a dit qu’elle était moche (un peu décomposée). Je lui ai dit qu’elle ne dormait pas, mais qu’elle était morte. Nous l’avons observée un instant. Le vent faisait frémir ses plumes, et le fit s’exclamer : « elle bouge ! » Intense a été son chagrin quand le gardien du parc est venu la ramasser et l’a mise… à la poubelle. Ses beaux yeux clairs tout brouillés de larmes ont mouillé les miens.
Je me souviens de ma Miss Couettes, 4 ans, qui a serré contre elle toute une journée un merle mort assommé contre la vitre. Elle a la passion pour les oiseaux depuis longtemps. Elle a joué avec dans toute la maison, toute heureuse d’en toucher un pour la première fois. Elle s’est prise d’une grande affection pour lui, ne voulant plus s’en descotcher, et a beaucoup pleuré quand je lui ai rappelé que selon notre discussion du matin, c’était le moment de s’en séparer pour l’enterrer. Je lui ai expliqué la décomposition du corps et les odeurs. Je lui ai dit à quel point les fourmis et les plantes allaient se régénérer et la vie être forte grâce à cette mort-là.
Un de leurs grands frères, 7 ans, très attiré par les animaux et souhaitant devenir vétérinaire, possédait des octodons dans une grande cage depuis plusieurs années. Ce sont des rongeurs assez gros, très attachants, joueurs, diurnes, reconnaissant leur maître et pouvant vivre jusqu’à cinq ans en captivité. Autant dire que mon fils ayant grandi avec, il a été très dur d’assister à l’agonie de son petit protégé. Il a dans un premier temps préféré le laisser seul dans sa cage avec un peu de nourriture près de sa gueule. Puis il a souhaité l’accompagner du mieux possible, être là pour lui dans ses derniers moments. Il l’a pris dans ses bras pour le réchauffer, lui a parlé, l’a caressé, l’a rassuré quand il avait des soubresauts, lui a fait tomber de petites gouttes d’eau sur la langue. Je revois mon fils le visage tout pâle et les larmes coulant doucement, emmailloter son octodon mort dans une serviette en papier dont il avait choisi la couleur, non sans avoir pris le soin délicat de l’entourer des fleurs les plus odorantes du jardin, ainsi que d’un petit mot « je taime, je toubliré jamé. » J’ai pleuré avec lui, nous avons partagé son grand désespoir, et son soulagement que tout soit fini, alors qu’il recouvrait de jolis cailloux la petite tombe improvisée dans le jardin.
Je pense que ces moments préparent au décès d’un proche. Les accompagner pour les vivre à fond, sans édulcorant, avec grand respect de leurs émotions, dans le naturel, nous est moins difficile quand il s’agit d’un petit animal : plus détachés émotionnellement, il nous est possible de répondre à leurs questions, sans perdre la moindre occasion, comme pour tous les autres sujets auxquels les enfants s’intéressent. Car tous les beaux discours sont aidants, mais c’est la vie qui nous apprend.
Mes enfants, 7 ans et 3 ans, ont « perdu » leur grand-père (intéressant de remarquer le vocabulaire qui nous vient instinctivement). Mon mari et moi avons dû être clairs sur le fait que tout le monde pouvait parler à voix haute devant eux. Sa longue maladie, son hospitalisation, son coma artificiel, ils avaient assisté à tout, comme nous tous. Le petit jouait au tracteur au pied du lit et ses « vrouuuum vroum » retentissaient dans la chambre d’hôpital. Je suis persuadée que comme le petit octodon, le papy a reçu la douceur de l’accompagnement de cette vie près de lui lors de ce passage où elle s’échappait de son corps. Les enfants ont fait des dessins pour leur grand-père, si émouvants et pleins d’amour, pour qu’ils soient mis dans le cercueil tout contre lui. Notre aîné voulait voir une dernière fois son grand-père décédé, mais j’ai respecté le souhait d’une personne proche de ne pas le laisser entrer dans la chambre funéraire. Mon fils a regretté plusieurs jours de ne pas avoir pu le faire. Je regrette d’avoir laissé décider à sa place.
Comment expliquer l’incinération aux enfants ? Et bien pareil, j’ai ravalé mes appréhensions et je l’ai fait dans la vérité et la simplicité : « Le corps de papy va être brûlé. Il ne lui sert plus car papy n’est plus dedans. Il ne sentira donc rien. » J’ai réussi à le faire sereinement car je sentais cette communion, ce rapprochement entre nous par le fait que nous souffrions tous ensemble, sans rien cacher à nos enfants, ni nos peines, ni nos pleurs, ni les détails pratiques. Dans le jardin l’un d’eux m’a ramené un papillon mort, ils ont voulu « l’incinérer ». Nous l’avons regardé brûler, recueilli les cendres, qui sont restées plusieurs semaines dans une petite fiole transparente, jusqu’à ce qu’ils décrètent que c’était beurk et qu’ils la jettent. Lors des cérémonies d’adieu de leur grand-père, ils jouaient joyeusement, et cela a fait du bien au cœur des gens venus se recueillir : la vie continue, la jeunesse prend la place de la vieillesse. Devant le caveau ouvert, en souvenir de leur papy jardinier, ils ont donné une rose du jardin chacun à l’employé des pompes funèbres pour qu’il les pose à côté de l’urne funéraire, ce qu’il a fait devant leurs yeux.
Quelques années plus tard, c’est le suicide d’un membre de la famille qu’ils adoraient qu’il a fallu expliquer, la plus jeune de mes enfants avait alors 4 ans… Rien de plus à dire que la vérité, si dure soit-elle, partager avec eux nos propres sentiments d’injustice et d’impuissance, notre révolte, et répondre honnêtement aux questions. « C’était trop douloureux pour elle de continuer à vivre. On aurait aimé la garder avec nous plus longtemps, mais c’est son droit, c’est sa vie ». Aussi longtemps qu’il le faudra, continuer à regarder ensemble des photos pour revivre les bons moments partagés. Et les prendre dans les bras à chaque fois qu’il diront que cette personne leur manque, en pleurant avec eux.
Un jour où nous allions revoir la tombe de leur grand-père, un majestueux rapace nous survolait paisiblement. Le plus jeune a dit : « Regardez, c’est Papy qui est venu nous faire coucou ! »
EM