Voilà plusieurs heures que j’ai remarqué cette vieille dame au manteau violet sur ce banc dans le parc. Je l’ai vue par la fenêtre quand je faisais prendre l’air à mon chat. Comme elle semblait bien, au léger soleil de février, un jour de douceur et de ciel bleu ! J’ai travaillé encore un peu et je me suis forcée à sortir faire un tour. J’ai humé les lucioles de poussière qui scintillaient dans les rayons timides, le visage offert et les yeux mi-clos, pendant que mes pieds écrasaient les brindilles laissées par la tempête d’il y a quelques jours. J’ai regardé ces grandes maisons inoccupées depuis des années, qui ressemblaient à mon brin de solitude du jour. Qu’elles seraient vivantes et gaies, emplies de cris d’enfants ! Pourquoi laisse-t-on fermées ces bâtisses pendant que leurs vieillards finissent leurs jours en maison de retraite ? Mes pensées et mes pas m’ont menée machinalement à cette dame, qui attendait là d’être cueillie comme une violette au milieu d’un pré délavé par l’hiver.
« -Bonjour Madame …Vous allez bien ? Je vous vois depuis tout à l’heure assise ici… »
Elle tenait sa tête entre ses mains depuis quelques minutes et a levé le regard pour répondre à ma salutation.
« -Non ça va pas du tout. » …Et voilà comment j’ai su que le destin/l’univers/Dieu/l’air du temps m’avaient menée au bon endroit au bon moment le bon jour. Elle venait de partir de chez elle pour fuir son mari qui lui criait après. Voilà 55 ans qu’elle le supportait à la rabaisser et la rendre coupable de tous les maux de la terre, et elle avait envie de se jeter dans la rivière. Ras le bol. En finir. Avec l’espace pour s’exprimer, elle a fondu en larmes. Et j’ai demandé la permission de m’asseoir à côté d’elle. Oh elle savait qu’elle avait parfois ses torts aussi. Elle n’avait jamais parlé de sa souffrance à ses enfants. Elle allait appeler sa fille pour loger chez elle, elle allait ouvrir un compte en banque à son propre nom dès le lendemain. Sept arrière-petits-enfants dont un de 22 ans, et elle reprit de la joie en parlant d’eux :
« -Vous voyez comme c’est bizarre, je ne vous connais pas et je vous raconte mes malheurs. Et ça me fait du bien. »
Elle apprit joyeuse que nous étions presque voisines.
« -Comment vous appelez-vous ? m’a-t-elle demandé.
-Evelyne.
-Ohhh comme c’est gentil ! Je n’en connais pas des Evelyne.
-Et vous, quel est votre prénom ? » Elle sourit que je lui demande, comme deux petites filles faisant connaissance à la récré.
« -Marinette. »
… « Marinette »… Ça sonnait comme une petite fille espiègle qui court au milieu des coquelicots. Ça sautillait comme les tâches de rousseur que je pouvais deviner sur sa peau flétrie et sous ses poils de barbe naissante. Ça sentait le petit bouquet de fleurettes soigneusement confectionné pour sa maman. Ça riait comme quelqu’un qui attrape le bonheur. Son flot d’énergie revenue commença à m’emmener comme un vent frais et léger, irrésistible, donnant goût à la vie, inspirant la plus grande confiance et l’envie de se laisser bercer. Je lui parlai de moi. De mes tristesses de maman au cœur blessé par une situation tellement difficile, dont le fils lui manque.
« -Ma fille ne m’a plus parlé pendant quatre ans ! Et un jour, je l’ai vue à la porte. Elle était revenue. Il reviendra votre fils, un jour il saura qu’on a qu’une seule maman. Que cette maman l’a accompagné jusqu’à cet âge, dans tout ce qu’elle a pu faire de meilleur. Votre fils a fait son choix pour le moment, profitez de votre vie pendant ce temps, profitez de ce que vous construisez, soyez heureuse. »
Et la chaleur de ces douces paroles qui arrivaient à mon âme comme sur les ailes d’une tourterelle posée non loin de nous, déposa une couche de neige rafraîchissante sur mes douleurs, sans bruit. Et voilà comment j’ai su que le destin/l’univers/Dieu/l’air du temps l’avaient menée au bon endroit au bon moment le bon jour. Marinette dû prendre congés d’Evelyne, et Evelyne de Marinette. Il se peut qu’au Ciel les anges chantaient. Ou alors il nous regardaient en bouffant du pop-corn, satisfaits de ne pas avoir à bosser.
EM