« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » – Déclaration universelle des droits de l’Homme, 1948.
Cette citation nous parait être une évidence. Mais que deviennent cette liberté et cette égalité quelques temps après notre naissance ?
Sans même chercher du côté des injustices sociales, des aléas heureux ou malheureux de la vie, ou encore des oppressions des peuples, il est un domaine où l’égalité en droits humains et en considération est bafouée quotidiennement sous nos yeux de manière tout à fait légale et encouragée. Un domaine si proche de nous, de notre quotidien et de nos habitudes, que nous n’en avons aucunement conscience : il s’agit de l’éducation. Et particulièrement, dans la famille.
Au sein de nos familles, deux groupes s’opposent : celui des parents et celui des enfants.
Le « groupe parents », détenteur du savoir et de la sagesse, semble être propriétaire du « groupe enfants » qui n’a de droits que ceux que leurs parents lui concèdent.
L’égalité semble malgré tout bien là aux yeux des non initiés : chacun a droit à ses repas, à un toit et à l’intégrité de sa personne.
Et pourtant un des deux groupes a le pouvoir de décision, et l’autre doit se soumettre. Un des deux groupes choisit où il veut vivre, l’autre doit l’y suivre que ça lui plaise ou non. Un des deux groupes gagne de l’argent pour vivre, l’autre l’obtient seulement en quémandant. Un des deux groupes a la possibilité d’exiger obéissance, l’autre doit attendre le dépassement d’un âge fixe pour avoir la possibilité de s’affranchir.
Si l’on y réfléchit, cette relation peut rappeler dans une certaine mesure le temps de l’esclavage, si on borne la comparaison au fait qu’une catégorie d’êtres humains ait l’ascendant sur une autre (le droit de vie et de mort en moins). Nous donnons un nom particulier à cette relation dans le cadre de la famille : « l’éducation ».
Certains colons traitaient bien leurs esclaves, de nombreux parents traitent bien leurs enfants, heureusement. La vision collective a énormément évolué depuis la pensée que l’enfant était un être maléfique qu’il fallait dompter pour en chasser le mal. [Lire Alice Miller : « C’est pour ton bien », éditions Champs essais]
Et pourtant il y a encore une étape primordiale à franchir : considérer que les êtres humains sont égaux, quelle que soit leur couleur de peau, leur provenance et statut social, leur genre, leur état de santé, et … leur âge.
C’est là où le bât blesse. Ça coince. Ça paraît impensable. Tout autant que c’était impensable autrefois pour les autres discriminations (et que ça l’est encore, trop souvent).
Si tant est que nous le souhaitions, nous ne savons pas encore, pour la plupart, fonctionner de manière naturelle tous ensemble sans cette discrimination par l’âge.
Le parent ou le professionnel de l’enfance le plus « bienveillant » continue très souvent à considérer que l’adulte doit se placer hiérarchiquement au-dessus de l’enfant, tout en faisant preuve de douceur et d’empathie.
Nous restons fixés sur le maintien de cette forme d’autorité, que chacun trouve tout à fait légitime, tout comme les maris se sentaient légitimes de faire preuve d’autorité sur leur épouse il y a encore quarante ans à peine en France, ce qui est toujours le cas dans certaines cultures d’ailleurs.
Et pourtant, de nouvelles relations peuvent naître de la simple question suivante, comme un tout premier pas vers des fonctionnements équilibrés plus respectueux de tous : « est-ce que je ferais/dirais cela si j’avais un adulte en face de moi au lieu d’un enfant ? »
Si vous tentez de vous la poser à chaque instant, vous pourrez vous rendre compte à quel point nous sommes habitués à exiger et choisir à la place des enfants.
Mais, me direz-vous, qu’a-t-on à y gagner, à modifier notre vision et notre comportement envers les enfants ?
Nous, adultes ? Nous avons à y perdre : perdre notre piédestal, perdre notre droit d’avoir le dernier mot, perdre notre droit de décider en faisant taire parce que ça va plus vite. Les enfants, eux, ont tout à y gagner : ils peuvent ainsi choisir pour eux-même, leur parole a autant de légitimité et de poids que celle de leur parent, ils peuvent décider, contester, apprendre à s’écouter, se connaître, bref être libres.
Est-ce que les maris ont été ravis que leurs femmes s’émancipent ? Non ! Est-ce que pour autant les femmes sont devenues les cheffes des hommes ? Non. La situation ne s’est pas inversée, mais chacun a appris à vivre en respectant les droits à la liberté et l’égalité de son partenaire.
De même les enfants n’attendent pas tapis dans l’ombre que vous lâchiez du lest pour devenir les chefs du monde.
Mais cette nouvelle relation peut fonctionner selon moi uniquement si chaque membre de la famille sait comprendre son propre fonctionnement, sentir ses propres besoins quotidiennement, les dires aux autres membres de la famille et entendre aussi ceux des autres pour mettre les problèmes au centre et se trouver ainsi partenaires pour les résoudre, dans l’émergence de la créativité collective.
C’est pour moi la base. Je détaille beaucoup plus tout cela dans mon livre « Mon enfant mon égal » (éditions Le Hêtre Myriadis 2015) et dans nos nombreuses ressources que nous proposons gratuitement.
« Égalité » veut-il dire que les enfants ont les mêmes capacités que nous ? Bien sûr que non. Mais il y a de grandes chances que vous considériez votre amie en fauteuil roulant (qui ne peut pas toujours se débrouiller seule au quotidien) réellement comme votre égale malgré ses difficultés et défis.
« Égalité » ne veut pas dire « uniformité ». Peut-être qu’ « égalité » pourrait signifier plutôt que nous n’avons pas le droit de construire la vie de notre prochain contre son gré, selon nos propres critères, même de manière bienveillante, même sous couvert de détention de la responsabilité légale envers lui, même pour son bien.
Pourquoi changer de paradigme au sujet des enfants ? Parce qu’il est temps de réaliser que nous leur avons usurpé leurs droits, faute de savoir fonctionner autrement, portés par la peur qu’ils ne deviennent rien de bien si on les laisse aller à leurs penchants naturels et spontanés…
Il est temps de leur faire confiance et de les laisser être, d’admirer ce qu’il advient de beau quand on est porté par la curiosité envers eux plutôt que la répression ou l’envie de les modeler.
Dans cette nouvelle optique de fonctionnement égalitaire en famille est supprimée de fait la notion de groupes scindés en compétition l’un contre l’autre : un seul groupe subsiste, constitué d’individus différents, qui ont par défaut chacun le contrôle sur sa propre vie. Des interactions se créent, certains utilisant leurs compétences au service des autres s’ils le souhaitent, certains prenant soin des autres, certains soutenant les autres, chacun prenant en compte les besoins et développant de l’empathie pour les autres, chacun veillant sur sa propre sécurité et celle des autres, mais chaque individu restant souverain sur lui-même.
Peut-être qu’en lisant la vision proposée ici, vous êtes en train de songer qu’en effet vous pourriez concéder un peu plus de choses à votre enfant « par égards pour lui ». Mais je vous invite à aller bien plus loin : considérer que l’enfant n’a pas à attendre notre approbation pour agir, parler ou affirmer ses préférences.
Car grandir et vivre, à mon sens, ce n’est pas apprendre à se conformer aux attentes ou aux normes des autres, mais au contraire savoir exprimer au grand jour ses propres spécificités pour enrichir le monde de qui nous sommes, et être heureux en prenant soin aussi des personnes qui nous entourent.
Que devient donc le fameux « rôle du parent » ? Je propose au parent de devenir un partenaire humble plutôt qu’un sachant, un accompagnant plutôt qu’un référent, un explorateur plutôt qu’un guide, dans l’intention de curiosité sincère envers son enfant et dans la volonté de l’aider à révéler chaque jour un peu plus qui il est, sans jugement, sans chercher à le faire coller à ce qu’on voudrait qu’il soit.
Certains professionnels de l’enfance et parents pratiquant l’unschooling l’ont compris depuis longtemps : il y a une grande richesse à s’effacer le plus possible dans ce qu’on nomme « l’éducation ».
En effet l’enfant semble en toute logique être le plus expert sur son propre état, état qui n’est d’ailleurs pas une maladie à soigner (cf « son cerveau est encore immature », constat des neurosciences qui sert souvent d’excuse à une certaine main-mise sur sa vie).
Éviter d’entraver son développement, son insatiable envie d’apprendre, sa soif de découverte et d’expérimentation, sa spontanéité et sa joie sont selon moi les choses les plus pertinentes pour son épanouissement immédiat et long terme. Pour son bonheur, tout simplement, selon sa définition à lui. Le bonheur (et la connaissance de soi) est malheureusement beaucoup moins l’objectif de notre société que le conformisme et l’obéissance. Mais je suis certaine que vous, vous l’aviez comme ligne de mire lors de l’arrivée de votre enfant.
Garder en tête que nous ne sommes pas « au-dessus » de l’enfant permet de laisser de côté l’envie d’éduquer, et nous invite à nous centrer sur le bonheur et le cadeau de la vie ensemble. Le respect naîtra beaucoup plus de ce partage naturel de cœur à cœur, que de règles et de privations de libertés, et le constater de ses propres yeux est quelque chose qui n’a pas de prix : pour être tout à fait sincère, il y a en fait beaucoup à y gagner…
Lise Witzmann (Evelyne Mester), auteure du livre « Mon enfant mon égal »,
éditions Le Hêtre Myriadis, 2019.
NB : Cet article a été rédigé sur commande pour un livre de définitions autour de la parentalité, afin d’illustrer le mot « Egalité ». N’ayant pas été retenu, pour une raison inconnue, je vous le propose désormais sur mon blog avec grande joie car il résume à lui seul toute l’approche des relations en famille que je vous invite à découvrir et vivre.