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Bam, la cuillère est jetée bruyamment dans l’évier en inox. Bertille-Zinguette sursaute et jette un regard furax à son mari, assorti d’un tonitruant :
-« Qu’est-ce qu’y a, pourquoi tu t’énerves, j’ai fait quoi encore ?
-Rien-rien !
-Punaise mais dis pas qu’y a rien, je suppose que c’est encore ma faute ! C’est quoi… j’ai pas débarrassé le lave-vaisselle ? T’as pas ton petit confort en rentrant ?
-Mais meeerde ! Tu me fais chier ! Là ça te va ? – rétorque Monsieur élégamment – Je suis crevé, tu penses que j’ai que ça à foutre en rentrant du boulot d’entendre tes histoires ?
-Ah c’est la meilleure ça, tu rentres et tu penses mettre les pieds sous la table et que je te cire les pompes ? Parce que tu crois que je glande à la maison toute la journée ? ? C’est qui qui fait les lessives, le ménage, la bouffe, qui s’occupe des gamins, tu te lèves même pas la nuit quand le petit pleure, et tu me reproches de pas avoir vidé le lave-vaisselle ? ?
-Je t’ai rien reproché du tout !
-Nan mais je rêve ! ! Ok ok j’ai compris, laisse tomber, je suis ta bonniche, c’est bon, va te mettre devant ta télé, je vais apporter sa bière à Monnnsieur. Oh et puis tu m’emmerdeeeees voilààààà ! »
Et clac, notre sensible Bertille-Zinguette fouette la table familiale de son tablier à frous-frous, et vient de sortir de la cuisine en claquant la porte. Elle pleure probablement dans la chambre se sentant incomprise et maudissant tous les hommes de la Terre (espoir : on a pas encore testé les extra-terrestres). Autant dire que Monsieur, de son côté, a une fois de plus des envies de célibat, et encore, au fond des bois.
Difficile de formuler correctement les choses pour qu’elles ne soient pas perçues comme des reproches. Encore faut-il en avoir un minimum envie.
Parce que mon Dieu ça fait du bien de déverser sa rage sans frein : c’est fou comme on est souvent capable de beaucoup de maîtrise en public, on n’hurle pas sur son collègue même s’il est absolument invivable, on n’assassine pas sa voisine même si elle crie sa joie de vivre au milieu de la nuit, on prend la peine d’expliquer au moins un peu à la maîtresse du petit que s’il a chaud ça serait bien qu’il ait le droit d’enlever son pull en classe. Bon ok souvent on crie « connard ! » quand quelqu’un nous coupe la route et qu’on a eu peur. Mais bon, caché dans sa voiture on fait facilement les malins.
Avouez donc que souvent on est infect avec les gens qu’on connaît bien et très poli avec les autres. C’est pas un peu…bizarre ? …Injuste peut-être ? …Illogique ? Si on a envie de vivre en paix chez soi, parce que c’est plus agréable de passer du bon temps que du mauvais et parce qu’on aime son partenaire, je pense qu’il est important de garder en tête que la relation passe avant tout.
Mais comme d’habitude quand la fatigue est trop lourde, on peut devenir des lions affamés, tigresses privées de leurs petits, ou autres dragons incandescents défendant leur volcan privé. Ah et puis y a ce fameux concours-compèt’-de-folie pour savoir qui des deux est le plus fatigué après sa journée. Rajoutons une pincée de complexe féminin « spécial congés parental / mère au foyer » et un homme qui a bien envie de se retirer seul dans une caverne après avoir supporté déjà toute la journée sa collègue hystérique pour une tasse de café renversée sur ses nouveaux escarpins plats tendance bohème-chic. Tout ça vous paraît cliché probablement, certes. Ben que celles et ceux qui se reconnaissent là-dedans lèvent le doigt … Voilà, qu’est-ce que j’disais, j’en vois du monde !
Pourtant il me semble que c’est important de prendre conscience que l’on n’a pas tous les droits sur l’autre en toute impunité, même si on est très énervé. Ça serait mignon-gentil de préserver l’intégrité morale, émotionnelle, affective et physique de l’être précieux avec qui on a choisi de vivre.
Le respect maintient la relation en vie, nous évite un sentiment de gâchis dévalorisant, porte notre énergie vers la construction plutôt que la destruction. Car à la base, on a signé pour construire, pas pour détruire. Pas vous ?
Bref, que s’est-il passé pour notre joli couple de pas très vieux mariés ? On peut assez facilement lire entre les lignes vu de l’extérieur, plus dur quand on est dedans : chacun avait un BESOIN à exprimer et a préféré prendre des raccourcis plutôt que des pincettes. Peut-être « Monsieur » pensait-il échapper à la dispute en évitant la conversation. Manque de pot, ses gestes l’ont trahi. Ou pas. Bertille-Zinguette a-t-elle pris la peine de vérifier auprès de Monsieur s’il ne jetait pas la cuillère simplement pour étudier la loi universelle de la gravitation ? Ou parce qu’il avait eu la flemme de s’approcher pour la poser doucement ? De « bénéfice du doute » à « acceptation d’éventuelle mauvaise foi », le sentier est hasardeux mieux vaut en avoir le cœur net.
Et si les choses s’étaient passées autrement ? On peut imaginer la même scène différemment jouée.
Point de départ : Bam la cuillère est jetée bruyamment…
–> -« Monsieur-mon-mari, tu TE SENS comment ce soir ? »
-Pfff super FATIGUÉ, j’ai eu une journée de merde et ma collègue est une chieuse. J’ai AUCUNE ENVIE de m’occuper du lave-vaisselle tout de suite.
-Ok, je te comprends, et les chieuses c’est chiant. Moi aussi je suis HS total. Je crois qu’on a BESOIN DE SOUFFLER. On fait quoi pour ce foutu lave-vaisselle ?
-Tu veux bien que je le vide quand j’aurai bu ma bière ? T’en veux une aussi ? Viens dans mes bras j’ai ENVIE de te retrouver un peu, ma Doucette Pas Chiante. »
Non, mon Lecteur, on est pas au pays des petits oursons au ventre arc-en-ciel : ça existe pour de vrai les couples qui se parlent vraiment, promis juré. Car il y a « parler » et « parler », c’est pas pareil.
« Parler », c’est formuler les choses de façon sincère et directe en prenant la responsabilité de ce qu’on ressent afin de ne pas accuser l’autre.
Là ils ont chacun dit clairement leur besoin de repos. Le souci a été identifié : c’est le lave-vaisselle (qui empêche le repos), et non pas son partenaire. Ils se retrouvent alliés pour résoudre le même problème, et le repos peut être accordé à l’un comme à l’autre, sans besoin de tirer la couverture à soi, à deux unis contre une machine esclavagiste construite à la base pour servir la libération des foyers.
On peut être tenté, comme Monsieur, de choisir la voie de la facilité apparente, et faire les choses en ne faisant pas cas de son propre besoin, par esprit de sacrifice ou pour avoir la paix. Il m’est souvent arrivé de ne pas dire quel était mon besoin dans mon couple, parce que je ne savais pas le faire, parce que je ne savais pas prendre la peine de chercher à l’identifier et parce que j’avais peur soit de paraître égoïste, soit de prendre le risque d’une réaction négative de l’autre formulée trop violemment. Et je me morfondais en en voulant à la Terre entière car personne ne prenait en compte mes besoins. Intéressant, n’est-ce pas ?
Ça m’a menée à l’explosion récurrente de cocotte-minute au moment le plus inattendu sous les yeux d’un mari sidéré de voir comme je faisais un patacaisse d’une broutille : ben oui la broutille cachait l’immense amas d’articles de brocante émotionnelle collectionnés depuis plusieurs jours/mois/années/décennies.
Mieux vaut faire une petite liquidation des stocks régulière…
Car ici notre Bertille-Zinguette, si elle a pété un plomb, c’est bien parce qu’elle en avait gros sur la patate depuis un moment…
Faire entendre ses souhaits, besoins, tracas, AVANT d’être « très énervé » me parait très pertinent.
Pour ça mon compagnon et moi avons mis en place un truc simple très utile : nous nous sommes donné explicitement l’autorisation mutuelle de dire les choses à l’instant-même où elles nous titillent. Nous avons constaté que nous étions dans un bien meilleur état d’esprit si au lieu de balancer entre le fromage et le dessert « Putaing ça fait des jours que les poubelles s’entassent, j’en ai marre de me taper tout le boulot, c’est toujours moi qui les descends ! » on disait pile au moment où on le constatait : « Les poubelles débordent, tu veux bien t’en occuper ce soir ? »
Comment ça vous avez-la-flemme-ça-demande-trop-d’efforts-de-discuter ? Clairement si c’est épuisant rien que d’y penser, prenez un bain chaud, larguez les enfants à papa, et filez au ciné toute seule. Vous avez besoin de prendre soin de vous.
Car j’ai fini par comprendre que j’avais oublié une chose méga importante dans ma longue expérience de couple : lorsqu’on est bien avec soi-même, être bien avec l’autre devient plus simple.
Se respecter soi-même est une priorité, car c’est en se respectant qu’on respecte son couple.
Et me respecter passe par exprimer mes besoins et m’assurer qu’ils ont été pris en compte. Pour moi, c’est un premier pas vers l’allègement d’un ressenti négatif à l’intérieur du couple. Rappelez-vous, votre partenaire de vie n’est pas dans votre tête, donc oui vous auriez eu envie qu’il pense tout seul à vous porter le petit dej au lit ce dimanche, et non il ne le fera peut-être pas parce qu’il n’est pas vous et n’a pas imaginé ce qui vous ferait plaisir. Vous le lui avez pourtant dit cinquante fois ? Mmmmh, avez-vous fait une demande claire et adorable et directe, au moment où vous le souhaitiez ? Ou alors lui avez-vous signifié votre souhait sur un ton de reproche entre le fromage et le dessert ? Cette fois c’est tout de suite au réveil que vous pourriez le lui dire, en battant des cils tendrement, il se fera peut-être une joie de sentir qu’il prend vraiment soin de vous ainsi, surtout si vous lui signifiez à quel point vous vous sentez proche de lui quand il a autant d’égards pour la femme qu’il aime… Vous pouvez même imaginer une liste sur laquelle vous écririez toutes sortes de petites choses de la vie quotidienne qui vous remplissent de bien-être, et l’afficher dans la salle de bain. Monsieur ferait pareil si c’est opportun, et vous pourriez piocher dedans pour offrir à l’autre chaque jour (ou semaine, si vous êtes fainéants) une petite attention selon l’humeur du jour. Mais ne vous méprenez pas, le besoin satisfait si vous obtenez ce petit dej au lit, n’est pas celui de vous nourrir, mais bien la considération, la nourriture de votre âme à cet instant-là.
Vous pensez souvent « bah c’est pas grave, je suis triste mais je dis rien, ça va passer » ou bien « j’ai envie de prendre du temps dans la nature en famille mais bon je demande pas, je vois bien que personne n’a envie, je veux pas ennuyer tout le monde »… Ouuuuh atttention, petite dame, vous risquez d’être atteinte progressivement de la rancunite inconsciente chronique. VOUS AVEZ DROIT À CE QU ON PRENNE SOIN DE VOUS BORDEL. Oh mince pardon j’ai crié.
Car votre personne est importante, car votre ressenti est valable, car vous êtes digne d’être écoutée et satisfaite. Comme toute personne au monde.
Et le couple me paraît être le contexte bienveillant adéquat où on est censé pouvoir révéler qui l’on est vraiment sans crainte de jugement (même si je me juge moi-même trop sensible/trop chiante/trop exigeante), en étant respecté pour cela, et valorisé parce qu’on est aimé malgré tous ses défauts. Au féminin, au masculin, modifiez et adaptez le texte.
Voilà. Ugh. Nanméo !
Voir aussi la vidéo : « Entassez-vous dans vos placards ? »
Et le replay de notre Apéro-Parents live spécial couple.
Evelyne Mester.